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CA 236 janvier 2014

Quelques réflexions sur la situation actuelle en Egypte

vendredi 24 janvier 2014, par ocl-lyon

Je n’étais pas revenu en Egypte depuis début juin dernier. Depuis, la situation a profondément changé. Il y a eu la grande manifestation du 30 juin organisée par le « mouvement Tammarrod » (Rébellion). Le 3 juillet, l’armée a pris l’initiative de démettre le président islamiste Morsi, de dissoudre l’assemblée et de mener une politique d’extrême répression contre les Frères Musulmans (FM), désormais privés du pouvoir, emprisonnés et poussés à la clandestinité. Un bilan humain très lourd reste la dimension la plus dramatique de ces événements. Entre temps, une constitution a été rédigée par une commission nommée par le pouvoir de laquelle les FM avaient été exclus. Elle sera soumise à un référendum qui aura lieu les 14 et 15 janvier 2014. De retour ici, j’ai passé beaucoup de temps à discuter avec des ami(e)s et des connaissances de différentes sensibilités politiques. Ce texte vise à donner une image, forcément rapide et imprécise, de la situation que traverse l’Egypte aujourd’hui


Presque trois ans après la chute du régime de Moubarak, la situation en Egypte est des plus confuses et toute tentative d’analyse sérieuse reste extrêmement difficile. Le régime militaire semble s’installer dans la durée. Pour cela, deux outils majeurs sont mis au service de sa stratégie. Une répression sans faille contre les islamistes, particulièrement les Frères Musulmans, mais qui touche aussi l’ensemble des partis et tendances politiques, et une constitution taillée sur mesure. Ces deux points, répression et constitution, sont même les sujets dominants des débats actuels.

La répression

Après l’énorme manifestation du 30 juin dernier qui a regroupé plusieurs millions de personnes et le « dégagement » par l’armée du président Morsi et des Frères Musulmans du pouvoir le 3 juillet, une répression dramatique a été méthodiquement exercée contre les militants islamistes de la confrérie. Le bilan est extrêmement lourd avec plusieurs centaines de morts, probablement des milliers d’arrestations et autant de blessés. Les procès se succèdent avec des accusations de plus en plus graves. Hier, le 18 décembre, le parquet a annoncé de nouvelles charges contre le président déchu et les hauts cadres des Frères. Ils sont désormais accusés de haute trahison, ce qui pourrait aboutir à une condamnation à la peine capitale et leur exécution. On a l’impression que le choix adopté par le pouvoir actuel est de les supprimer « physiquement », faute de pouvoir le faire politiquement. Mais contrairement à ce qu’on pense, surtout vue de l’extérieur, la répression ne touche pas que les islamistes. Loin de là.

Dès les premiers jours après le 3 juillet, la police et l’armée ont commencé à surveiller, interpeller et arrêter des militants d’autres tendances politiques notamment de la gauche et de la société civile. Certains sont actuellement en prison en attendant un jugement. De nombreux procès sont attendus pour de nombreux militants de gauche et au-delà de la gauche. Samedi 14 décembre, la police a envahi en pleine nuit les bureaux de l’Association Egyptienne des Droits Sociaux et Economiques (ECESR) : bureau fouillés, dossiers, disques et ordinateurs emportés et 5 personnes arrêtées, dont un des militants du mouvement du 6 avril, très actif depuis le milieu des années 2000. Plusieurs heures après, quatre ont été libérés mais le militant du 6 avril est toujours aux arrêts sans qu’aucune information n’ait pu être obtenue sur son lieu de détention. Ses amis n’ont même pas reçu une confirmation qu’il est bien entre les mains des services de sécurité. Ceci donne une idée assez précise de l’étendue de la répression.

Les débats en cours

Les débats politiques actuels permettent de distinguer trois grandes tendances. La première est celle de l’opposition radicale au coup d’Etat militaire et de toutes les mesures et les politiques qui l’ont suivi. Cette tendance représente les islamistes, particulièrement les membres et sympathisants des Frères Musulmans qui ont perdu le pouvoir le 3 juillet dernier.

La seconde tendance, qui exprime un soutien assumé aux militaires, est celle portée par les « tout sauf les islamistes » (TSI). Elle regroupe globalement les Nasséristes historiques, les « nationalistes arabes », des laïcistes « radicaux », essentiellement les classes moyennes supérieures, des Coptes (une partie des Coptes soutiendrait n’importe quelle force politique opposée aux islamistes), des milieux des affaires (une partie d’entre eux sont des islamistes influents et connus) et les « rescapés » du régime de Moubarak débarqué en février 2011.

Enfin, la troisième tendance pourrait être résumée par le « ni les islamistes, ni les militaires ». Cette tendance regroupe les membres et sympathisants de la gauche radicale et une partie des libéraux démocrates et laïques.

En plus des activités collectives et individuelles des « membres » des différentes tendances (manifestations, articles, apparitions dans les médias), les débats plus ou moins pacifiques, mais parfois très violents, se concentrent depuis quelques semaines à propos de la nouvelle constitution dont l’écriture a été ordonnée par le nouveau pouvoir –donc par l’armée. Ainsi, pour des raisons, des projets et discours divers et souvent opposés, ces débats laissent apparaître trois votes différents –finalement assez classiques- lors du prochain référendum (qui aura lieu les 14 et 15 janvier 2014) : le Oui, en soutien clair aux militaires ou en opposition radicale aux islamistes, le Non en opposition radicale aux militaires auxquels la nouvelles constitution accorde un rôle renforcé dans le système politique (l’armée gardienne de l’Egypte contre le « risque » islamiste ou des « projets » révolutionnaires) et l’abstention (les ni-ni). Pour défendre et renforcer les chances de peser sur l’issue de la consultation, tous les moyens de conviction sont mobilisés. Certains n’ont pas hésité à modifier des passages importants du projet de la nouvelle constitution qui sera soumis au vote. On trouve ainsi des faux projets de constitution en vente libre, comme les vrais, un peu partout dans les librairies et les espaces publiques et sur les trottoirs du Caire. Cependant, personne ne doute ici du résultat final qui sera certainement assez massivement positif en faveur de la nouvelle constitution. C’est donc aux débats et aux actions politiques en cours qu’il faut s’intéresser d’abord.

Deux événements importants se sont produits la semaine dernière et méritent que l’on s’y intéresse d’assez près. Le premier est d’ordre social. Après plusieurs semaines de grèves les ouvriers des aciéries de Helwan (banlieue sud du Caire) ont obtenu satisfaction pour la totalité de leurs revendications : augmentation de salaires, amélioration des couvertures sociales et des conditions de travail et garantie de « transmission » automatique de l’emploi à un des enfants de l’ouvrier qui s’arrêterait de travailler pour retraite, incapacité ou décès. Alors même que le gouvernement et la direction de l’entreprise ont fait bloc contre l’action syndicale, ils ont fini par céder sur la quasi totalité des points en négociations.

Evidemment, on sait que c’est le risque de voir toute l’économie souffrir lourdement et durablement d’une possible généralisation du mouvement à l’ensemble du secteur industriel qui a poussé l’Etat à la négociation et au compromis. Mais cet événement prouve aussi que le processus de revendication sociale qui avait démarré en 2006 à Mahalla Alkobra, au milieu du Delta, est toujours actif et n’a pas été trop touché par le coup d’Etat. Il n’est pas totalement interdit de penser que des la répression exercée contre les islamistes et les autres activistes politiques a vraisemblablement renforcé le mouvement syndical et le processus social.

Faut-il pour autant penser que les islamistes risquent de revenir par la fenêtre après avoir été chassés par la porte ? Evidemment, ça reste une hypothèse possible. Toutefois, un deuxième événement important s’est produit la semaine dernière. Le syndicat des médecins, tenu par les islamistes des Frères Musulmans depuis une bonne trentaine d’année, a organisé des élections internes pour renouveler sa direction (vendredi 13 décembre). Cette élection s’est soldée par une défaite cuisante des FM et la prise du syndicat par un courant « indépendant » qu’on pourrait qualifier de tendance démocratique de centre gauche. Affaiblissement réel suite aux coups répétés de l’armée et de la police, ou simple tactique des militants islamistes pour se faire plus discret en attendant une éventuelle accalmie ? Les discours et les actions, parfois violents, des FM qui ne montrent aucune stratégie pour se faire oublier le temps de la tempête, pousse à croire que leur échec dans l’élection syndicale traduit plutôt leur réel affaiblissement au moins pour une certaine période.

Possibles scénarios

Le pouvoir actuel se sent suffisamment fort et « populaire » voire « légitime », et ne semble pas être à la recherche de compromis. L’éradication des FM paraît comme un objectif à atteindre quel qu’en soit le prix. Les centaines de morts lors des manifestations organisées par les Frères depuis le 3 juillet ne laissent aucun doute. Avec ou sans le soutien des différentes forces politiques, l’armée n’est pas prête à céder le moindre de ses avantages politiques hérités de l’époque de Nasser et renforcés depuis début juillet dernier.

En même temps, une partie de l’opposition actuelle et notamment la frange radicale qui revendique le leadership de la révolution ne baisse pas les bras. Par ailleurs, le processus social plus ou moins encadré par de nombreux syndicats, est toujours fortement présent. Dans ce contexte, envisager les scénarios possibles dans les semaines et les mois qui viennent est assez inconfortable. Mais, on peut quand même envisager quelques évolutions possibles.

Une fois la constitution approuvée sans surprises, il y aura des élections présidentielles et législatives. La répression et le boycott des élections par les FM aboutira à une présence minoritaire des islamiste dans le prochain parlement (surtout des salafistes dont une partie soutient la politique actuelle), qui sera très certainement dominé par des libéraux-démocrates. Le risque de la poursuite des affrontements est réel, et peut être même une radicalisation des FM qui pourrait prendre des formes d’actions violentes (déjà, le pouvoir, ses soutiens et la grande majorité appellent les FM des terroristes). Dans ce cas, personne ne sera à l’abri et on assistera certainement à une longue période de violence armée essentiellement entre des éléments radicaux des FM et les forces de sécurité. Les libertés politiques seraient réduites davantage et à la radicalisation islamiste on assisterait à une radicalisation du pouvoir et des forces de sécurités. C’est le pire scénario mais qui reste, à mon avis, le moins probable.

Le second scénario est le compromis entre pouvoir et FM. Peu d’éléments permettent de l’envisager tellement les deux camps sont déterminés à gagner le bras de fer et sont prêts à en payer le prix qu’il faut. Même après les élections, et quel que soit le prochain président élu et la couleur de la nouvelle assemblée, l’armée détenant par la nouvelle constitution des pouvoirs exceptionnels, ils ne pourraient pas imposer le compromis sans l’accord avec cette dernière.

Un troisième scénario possible, c’est un nouveau coup d’Etat dirigé par des islamistes. Comme tous les coups d’Etat, il est impossible de le prévoir ni de l’exclure totalement. D’un coté l’instabilité actuelle permet de l’envisager, mais d’un autre coté, la détermination actuelle de l’armée et de ses soutiens ne laisse pas beaucoup de place à un tel scénario. « Wait and see ».

Enfin, le scénario qui me paraît le plus probable c’est l’aggravation dramatique de la crise économique et sociale déjà profonde qui pourrait, à moyen terme, reproduire les conditions politiques qui avaient fini par la chute du régime de Moubarak et du démarrage du processus révolutionnaire au milieu des années 2000. Il faut se rappeler que le succès le plus important de ce processus révolutionnaire c’est la chute du mur de la peur avant celle du régime. Un peuple appauvri et qui n’est plus retenu par la peur est capable de tout bouleverser en un temps relativement record. Les trois dernières années, avec ses multiples rebondissements, le prouvent. La manifestation du 30 juin dernier qui a mis dans les rues égyptiennes, d’Alexandrie à Assouan en passant par le Caire, une bonne quinzaine de millions de manifestants montre clairement que sur les bords du Nil, tout est possible. Le pire comme le meilleur.

Habib Ayeb, 23 décembre 2013

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