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CA n° 232, été 2013 (articles en ligne)

Les classes moyennes dans la tourmente

dimanche 21 juillet 2013, par admi2


Les classes moyennes dans la tourmente

Confisquer directement dans la masse monétaire détenue par une catégorie de personnes relativement ou très fortunées, c’est finalement le schéma ultime adopté pour sauver le système. Pour les très fortunés, les risques sont limités et, de par leur position au sein du bloc de pouvoir politico-économique, on peut leur faire confiance : leur capacité à être informés préalablement des éventuelles mesures confiscatoires les met à l’abri et leur permet d’organiser la fuite de leurs capitaux sous des cieux plus cléments, comme on a pu le voir en Argentine en 2001 juste avant la dévaluation du peso et à Chypre en mars 2013.

C’est donc un cran ou deux en-dessous, dans la grande masse des catégories solvables, que commence à se faire jour une véritable menace. Dans l’Etat espagnol, la crise bancaire, redevable de l’éclatement de la bulle immobilière, n’est pas résolue alors même que des centaines de milliers de petits et moyens propriétaires se sont retrouvés à la rue, tout en restant endettés. En Irlande, le krach banquier a été évité grâce à la nationalisation des établissements financiers et au transfert de la dette « privée » vers la dette publique avec, à la clé, des mesures drastiques de coupes budgétaires pour la financer. Contrairement à ces deux pays, dans le cas de Chypre, il ne s’agit plus seulement de tailler dans l’Etat-providence, il ne s’agit plus seulement de mettre à contribution les « contribuables » en général, ce sont les couches aisées européenne qui reçoivent spécifiquement un sérieux avertissement de la part des instances dirigeantes de l’UE : vos avoirs monétaires, votre épargne, déjà de plus en plus imposés fiscalement, sont dans notre viseur et nous passerons à l’action en cas de risque pour le système.

Une grande partie de l’épargne – les placements – est en effet en réalité une créance, un prêt à des entreprises ou des Etats, sans d’ailleurs que les épargnants en soient tout à fait conscients [1]. Or, la réduction du pouvoir d’achat et de la capacité à épargner de la classe moyenne, la diminution de son poids économique – sa plus ou moins grande prolétarisation – auront des répercussions non seulement sur la configuration et la viabilité du « modèle économique » capitaliste européen – si tant est qu’on puisse encore parler en ces termes –, mais aussi sur les principaux équilibres qui font tenir l’ordre social dans son ensemble ainsi que sur les degrés d’adhésion et de stabilité politique fondés et indexés sur l’effectivité d’un certain idéal type de la réussite sociale, au-delà même de cette catégorie ou couche sociale.

En tant que consommateurs et comme épargnants, les membres de cette couche sociale permettent de réaliser le schéma idéal de l’accumulation dans les pays développés : d’une part, la valorisation du capital comme consommateurs à fort pouvoir d’achat et de l’autre en fournissant des ressources inépuisables pour le financement de l’économie comme épargnants. Les moyens et les usages sont nombreux et variés : le financement public par les livrets conventionnés (logement social) ou l’achat d’obligations d’Etat par l’essentiel de l’assurance-vie (la dette publique) ; le financement privé des entreprises par l’acquisition de valeurs mobilières de placement, actions, créances… par exemple dans une partie de l’assurance-vie, de l’épargne retraite, les fonds de pension dans les pays anglo-saxons, etc. Sans compter les épargnes disponibles, dites « liquides », des dépôts simples, livrets rémunérés, à terme… permettant aux banques de « garantir » leurs prêts. En comptabilité, en économie d’entreprise en effet, n’oublions pas que les dépôts bancaires des titulaires de comptes font partie du « passif » des banques, c’est-à-dire qu’ils sont une « ressource » permettant de financer les « actifs », les « emplois », c’est-à-dire les prêts accordés, les achats d’obligations d’Etat et les autres placements.

On aurait tort de sous-estimer la place et la fonction que cette couche sociale, très hétérogène par ailleurs, joue dans la circulation du capital, dans le « modèle » du capitalisme développé y compris sa « financiarisation », et dans ses équilibres internes. Si, bien sûr, l’histoire ne se répète pas, l’hypothèse d’une « ruine des épargnants » accompagnée de chômage de masse peu ou pas indemnisé, de chute des revenus, de dégradation des conditions d’existence, est néanmoins grosse de dangers, les classes moyennes optant généralement pour la lutte des places, la défense de leurs privilèges relatifs (dans une alliance de classe avec la bourgeoisie contre les pauvres) et non pour la lutte des classes, qui suppose une toute autre alliance, avec d’autres perspectives, nécessairement en rupture avec la défense des positions acquises dès lors que celles-ci ont disparu.

Dans les faits, cette réduction, et potentiellement cette quasi-disparition de la « classe moyenne », aux contours d’ailleurs toujours problématiques, à laquelle on assiste tendanciellement aujourd’hui en Grèce, en Espagne, etc., se traduit surtout par un éclatement autant économique que politique…, d’un côté, la partie supérieure s’en sortant plutôt bien dans l’ensemble tout en craignant d’être tirée vers le bas – et qui le sera sans doute partiellement avec l’approfondissement de la crise –, et de l’autre, ses franges inférieures prenant la crise de plein fouet, se mobilisant – du moins pour une partie d’entre elles – dans la défense des conquêtes sociales et du Welfare (santé, éducation…), tandis qu’une autre partie semble vouloir exprimer ses frustrations, exaspérations et peurs en prenant prétexte de thèmes dits sociétaux pour manifester cette sale et vieille habitude de convertir les différences, les altérités et les non conformités à la norme sociale (à la règle), en inégalités, en exclusions, en désirs de dominer ou d’éliminer violemment (homophobie contre le mariage pour tous… sur fond de xénophobie, de racisme, de haine des pauvres, des assistés, des fonctionnaires, des faibles…).

Désorientation et exaspérations grandissantes comme l’exprime aussi l’inoffensif phénomène électoral Beppe Grillo en Italie contre les « élites » du pouvoir politique ou encore les revendications d’une nouvelle république plus démocratique, exerçant un meilleur contrôle sur les élus, etc. comme cela a émergé en Espagne sur fond de crise économique et de révélations en chaîne des scandales de la corruption des politiciens et des partis « de gouvernement ». Et, dans tous les cas, en se situant au « centre » – c’est là leur la place réelle sociologiquement, et symboliquement comme moyenne sociale –, au milieu des enjeux d’une bataille idéologique où se mélangent, s’affrontent, se croisent, se superposent parfois, les thématiques ultra-libérales et anti-libérales, nationalistes ou européistes, travaillistes le plus souvent, plus ou moins productivistes ou écologistes, les tentations autoritaires ou les aspirations individualistes et ‟libertaires”… Pour l’instant.

Ces multiples confusions ont plusieurs origines mais s’expliquent aisément par les transformations mêmes des sociétés capitalistes développées en tant qu’elles sont elles-mêmes la source sociale de significations partagées (« institution imaginaire de la société » dirait Castoriadis). Confusions qui traduisent une désorientation consécutive à la disparition des grands cadres signifiants de la période antérieure et qui s’expriment dans les mots et avec les références (le juridisme, la démocratie…) de la société dans laquelle les personnes et les groupes sont immergés et qui les constitue. Désorientation devant la crise de la représentation politique, pas seulement à cause de la corruption et des détournements de fonds publics, mais aussi crise de sa promesse d’atténuer, de faire contrepoids à la violence du rapport capitaliste par des institutions, des mécanismes de redistribution et de mobilité sociale ascendante, des dispositions juridiques, des politiques économiques donnant une certaine réalité à un capitalisme social.

La disparition progressive et continue du mouvement ouvrier organisé (même dans sa version réformiste mais qui se voulait « de classe ») en Europe occidentale au cours des trente dernières années, la fin de la « centralité ouvrière », la diminution considérable du nombre de journées de grèves comptabilisées chaque année [2], la déstructuration et la fragmentation extrême de ce qui constituait le monde ouvrier, sont des facteurs supplémentaires et déterminants de la dissipation des enjeux de classe, de l’effacement de la polarisation sociale évidente que pouvaient figurer, exprimer, constituer dans les faits les grandes catégories classiques de « bourgeoisie » et de « classe ouvrière » jusque dans les années 1970.

Cette disparition progressive en a entraîné d’autres : à savoir la force d’attraction et de référence que cette « classe ouvrière » pouvait signifier et sa capacité à composer un camp identifiable, une puissance collective d’action, d’opposition et de rébellion, dotée de ses intérêts propres et manifestes, et qui semblaient irréductibles, ce que définissait le mouvement ouvrier historique : à la fois les luttes immédiates de résistance à l’exploitation et le projet politique d’un monde nouveau qui abolirait celle-ci.

Paradoxe actuellement de cette évaporation politique de la polarisation entre classes antagoniques alors même que la guerre ouverte, mais silencieuse, administrative et souterraine, menée contre les pauvres se poursuit sans relâche, sans trêve, alors même qu’objectivement les écarts de revenus, de niveaux de vie et de conditions d’existence, d’univers sociaux entre riches et pauvres, entre ceux d’« en haut » et ceux d’« en bas », ne cessent de se creuser au sein de chaque pays développé ou d’ensembles régionaux/continentaux plus vastes.

La crise capitaliste et les politiques économiques qui l’accompagnent – il suffit de voir ce qu’il se passe en Grèce, au Portugal, dans l’Etat espagnol pour s’en convaincre – apparaissent bien comme une séquence d’accélération de cette tendance.

J.F.

[1] En Espagne, sans doute ailleurs aussi, des milliers de personnes âgées, des malades d’Alzheimer, des personnes crédules et naïves ou simplement ignorantes des subtilités du jargon bancaire, croyaient avoir mis leur épargne dans les banques alors qu’on leur a vendu des produits financiers, des « valeurs mobilières », des titres hybrides ou « mutants », à la fois obligations (prêts) et actions (part de capital), ou l’un puis l’autre, qui ne valent plus rien. Et là, les 100.000 euros « garantis » pour chaque personne de la zone euro ne le sont pas car ce n’est plus de l’épargne.

[2] Malgré les sous-évaluations des sources administratives, le nombre des journées de grève comptabilisées annuellement en France était de 3 millions en moyenne dans les années 1970. Il a ensuite chuté au cours des années 1980 et s’est stabilisé dans les années 1990 et 2000 en se situant dans une fourchette allant de 200 000 à 500 000.

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