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Grèves de 1918-1919 en Moselle : syndicalisme contre classe ouvrière

jeudi 23 mai 2013, par Courant Alternatif


Grèves de 1918-1919 en Moselle : syndicalisme contre classe ouvrière

« Le monde va changer de base, nous ne sommes rien, soyons tout ! »

Pourquoi reparler de ces conflits très éloignés dans le temps ? D’abord, première évidence, car ces conflits concernent notre histoire, celle de la classe ouvrière en lutte et en grève. Ainsi, dans la grève se constitue une communauté de lutte, mais aussi de destin (1). La vie collective devient plus intense et la prise de conscience des rapports de force et de la hiérarchie dans l’entreprise s’exacerbe. La prise de conscience de la puissance de la force collective apparaît dans le cours de la grève. Ensuite, parce que ces grèves vont voir la naissance du syndicalisme réformiste et l’intégration totale de la CGT dans la gestion du capitalisme. La CGT devenant une véritable courroie de transmission de l’économie. Il ne s’agit plus dès lors de faire la révolution pour abattre l’exploitation, mais de limiter les problèmes causés par le Capital. La prise du pouvoir par les communistes autoritaires de la CGT ne changera pas l’orientation réformiste de ce syndicat.

Un contexte
révolutionnaire

En cette année de 1918, la grande lumière à l’Est embrase toute l’Europe. Ils sont nombreux à espérer la fin de la guerre et surtout un monde nouveau. Tout comme l’Alsace, la Moselle connaît un contexte social explosif entre novembre 1918 et les années 1920. Une des vagues de grèves les plus importantes va se dérouler durant l’année 1919 dans les houillères de Moselle. Il est important de préciser que durant 50 ans cette partie de la Lorraine était incluse dans l’empire allemand et constituait une partie du Reichland (terre d’empire) avec l’Alsace. Le bassin houiller appartient à la partie germanophone de la Lorraine et se caractérise par sa forte présence d’ouvriers allemands (notamment sarrois) et un très fort paternalisme patronal. Le paternalisme est très présent dans et hors de l’usine, ainsi que dans la société mosellane. Le renvoi de l’usine et c’est la perte du logement. Ces grèves de 1918-1919, se déroulent dans trois houillères (18000 salariés en 1919 pour les 3 houillères lorraines) qui forment le deuxième bassin français et touchent trois compagnies (Mines de La Houve à Creutzwald, Sarre et Moselle à Merlebach et houillères de la famille de Wendel à Petite-Rosselle).

Le déclenchement des premiers conflits est à replacer dans les journées révolutionnaires de fin 1918 et dans le contexte des révolutions russe puis allemande. En effet, en l’espace de quelques semaines l’Europe centrale, à l’exemple de la Russie se couvre d’un rouge manteau de soviets qui jettent dans la tombe de nombreux régimes aristocratiques. Ce feu révolutionnaire va se répandre en Moselle et en Alsace avec l’arrivée des marins insurgés de Kiel (mutins composés en partie par des alsaciens et des mosellans). Un drapeau rouge de la liberté finit même par flotter sur la cathédrale de Strasbourg. À l’image de la situation en Alsace, de nombreux soviets vont se constituer en Moselle (ainsi le soviet de Metz va durer du 9 au 17 novembre 1918). Ce mouvement des conseils d’ouvriers et de soldats, loin d’être un épiphénomène, se rattache aussi en Moselle, à la situation explosive au Luxembourg et en Sarre (2). Les matelots de Kiel retournés chez eux font de l’agitation politique partout. Pour le malheur des « ancêtres du Medef », ils ne sont pas les seuls à faire de la propagande en Moselle : ouvriers ou soldats démobilisés, allemands (des sarrois notamment), italiens, russes (à Thionville), suisses (la Suisse est en « grève générale révolutionnaire du 12 au 14 novembre 1918 ») , etc.

À ce contexte explosif, il faut ajouter les privations alimentaires depuis 4 ans et le coût élevé de la vie. D’ailleurs, le thème de la vie chère va traverser ces grèves. Enfin, dernière précision contextuelle (la plus importante), l’armée française qui arrive en novembre 1918 va jouer le rôle de la police et surveiller les grèves. Les meneurs sont fichés, des plaintes pour « entrave à la liberté du travail » sont déposées, les ouvriers sont arrêtés ou expulsés (épuration ethnique des allemands), voir réquisitionnés pour assurer la «  sauvegarde » des intérêts du Capital (3). Les grèves mosellanes de 1918-1919 ne forment pas un seul bloc, mais 4 vagues de grèves qui vont secouer le bassin houiller. Ces 4 vagues peuvent être classées en deux cycles. Un premier cycle révolutionnaire et un second cycle qui une voit une « victoire la Pyrrhus » du réformisme en avril-mai 1919. Le meneur dans ce type de grève est -paradoxalement- souvent le piqueur (le mineur le plus expérimenté et le mieux payé). Les deux premières grèves font apparaître une inorganisation relative des mineurs, très souvent menés par des militants allemands. Les grèves suivantes (dès avril-mai) sont marquées par une plus grande emprise syndicale sur le mouvement ouvrier. Au lendemain de l’armistice le mouvement ouvrier est en déliquescence, mais va se reconstruire rapidement. Le syndicalisme lorrain et alsacien est surtout marqué par un héritage allemand (liens très fort avec le parti, syndicats libres et l’élection des hommes de confiance). Ainsi, la grève de septembre 1919 est entre les mains des syndicats (CGT et Syndicat indépendant/chrétien).

A) Les grèves de novembre-décembre 1918 dans le contexte
de la révolution manquée
en Alsace-Moselle

Les grèves du 30 novembre au 4 décembre 1918 se déroulent dans ce contexte révolutionnaire en Alsace et en Moselle. Durant le mois de novembre se met en place un « soviet » dans la ville de Petite-Rosselle, animé par des mineurs de la houillère de Wendel. Les grèves se déroulent du 30 novembre au 4 décembre 1918. La première a lieu aux houillères de Petite-Roselle. Elle concerne l’élection des « hommes de confiance » (délégués ouvriers) et elle va toucher La Houve. L’apogée de la grève a lieu le 2 décembre 1918, avec 86 % de mineurs en grève. Suite aux manigances des Wendel et à la présence massive de l’armée, cette mobilisation est un échec. Les militaires étant prêt à massacrer les grévistes en cas de débordement du mouvement ouvrier dans un territoire aussi symbolique que l’Alsace-Moselle, face à la révolution allemande. Pour essayer de briser les mineurs la presse mosellane joue sur la fibre nationaliste et essaye de faire passer les grévistes pour des agents à la solde de la révolution russe (« terreur bolchevique ») ; révolution elle-même causée par les allemands (selon le délire des journalistes). Ces calomnies répandues par la presse participent de la diabolisation générale de l’Allemagne et de la grève. En fait la bourgeoisie use du venin nationaliste pour briser la solidarité des mineurs entre eux (le ton de la presse va changer lorsque la bourgeoisie française va obtenir le dépeçage de l’Allemagne).
Les grèves sont menées par des mineurs (issus des mines du charbon) élus par leurs camarades, le 20 novembre 1918 (issus pour une partie du soviet de Petite-Rosselle).

B) Les grèves de janvier 1919 :
des grèves en extension

Le mouvement de grève du 13 au 20 janvier 1919, touche l’ensemble du bassin houiller (plus de 10.000 mineurs en grève). Ces grèves sont marquées par la peur de la perte du pouvoir d’achat, lié au change du mark au franc. Ce risque se rajoute à la très forte baisse des salaires des deux mois précédents. Ces conflits se terminent avec un succès partiel des mineurs et le report du nouveau change. Les grèves sont menées par des délégués élus en décembre 1918.

C) La grève d’avril-mai 1919  et l’arrivée d’un nouvel acteur (l’Etat)

La grève à Petite-Rosselle voit l’arrivée de l’ État comme « partenaire de négociation ». En effet, l’Alsace et la Moselle sont dirigés en 1919, par un Commissaire général de la République (sur cette entité administrative spécifique voir notre article sur novembre 1918 en Alsace [3]). La crapule de l’époque qui tient le poste est le va-t-en-guerre anticommuniste Alexandre Millerand (mars-septembre 1919), ami de longue date de la famille de Wendel. L’autre récif pour les ouvriers, la famille de Wendel (Pour rappel, la girouette réactionnaire, François de Wendel est président du puissant Comité des forges en 1918) et a des possessions dans les deux parties de la Lorraine (partie annexée et non annexée)

Cette grève qui dure du 3 avril au 26 mai 1919 (7 à 8000 grévistes) est causée par la baisse des salaires de février 1919 (le plus bas niveau depuis octobre 1918) et le refus de la direction de Wendel de négocier. Malgré les difficultés matérielles, la durée de la grève va amener les mineurs à s’approprier l’espace publique et à déborder le cadre de l’entreprise. Ils n’hésitent pas à s’attaquer aux « jaunes ». La durée du conflit va forcer les ouvriers à s’armer lors de la radicalisation du conflit au milieu du mois d’avril. Les armes vont se généraliser : bâtons, couteaux et armes à feu. Le poison nationaliste joue difficilement dans cette grève, car il y a la présence importante de sarrois dans les mines (sarrois soumis à la violente domination française et aux arrestations en cas de grève en Sarre). D’ailleurs les syndicats chrétiens vont jouer sur le nationalisme et la haine des allemands pour tenter de recruter.

La finalité du conflit porte des germes révolutionnaires, mais qui sont vite soufflés par l’intervention de l’Etat. En effet, Millerand va jouer sur la conciliation pour empêcher l’extension du mouvement (l’armée étant là au cas où). Ce conflit est dirigé par un comité, placé sous l’égide du syndicat des mineurs. Aux houillères de Petite-Rosselle, le syndicat CGT noue très vite des liens avec le Parti socialiste (fin 1919, la fédération socialiste mosellane est l’une des plus importantes de France) et a 6000 adhérents en mars 1919 (la fédération du sous-sol-CGT voit arriver 25 000 adhérents mosellans et alsaciens en plus). Les syndicats chrétiens sont faibles (6000 membres en Moselle en novembre- décembre 1919). Ils fondent l’UGB (Fédération des syndicats indépendants d’Alsace-Lorraine) le 23 février 1919. Les mineurs obtiennent une indemnité et la reconnaissance de fait de leur organisation syndicale.

D) Du 16 au 26 septembre 1919 : vers le réformisme
et l’intégration syndicale

Cette vague de grève est précédée par de nombreuses réunions publiques et par une manifestation importante le 17 août 1919 à Merlebach et des rassemblements fin août. De grève défensive dans un contexte défavorable pour s’opposer à une perte de pouvoir d’achat, les mineurs vont passer à une grève offensive à partir du moment ou ils sentent qu’il est possible de faire payer le patron, lorsque le contexte économique les y encourage. Il faut rappeler que l’expérience d’une caisse mutuelle et la création en 1890 d’associations de consommateurs va jouer un rôle dans la solidarité ouvrière. À nouveau, la direction refuse de négocier. Du 16 au 26 septembre 1919, le nombre de grévistes va atteindre 20 000 personnes. Le fait exceptionnel est que les employés vont se joindre massivement à ce mouvement de septembre. On assiste à une croissance continue des grèves pour atteindre presque 100 % en septembre. Ces grèves interviennent dans un contexte plus favorable aux mineurs. Elles voient la mobilisation des mineurs des trois houillères et des mineurs de la Lorraine du fer. Ils sont rejoints par les mineurs des salines de Sarralbe et les employés des mines. Durant le conflit, pour pallier les problèmes de la vie, les ouvriers organisent diverses actions : action directe sur le marché de Forbach pour faire pression sur les marchands, afin de faire baisser les prix des denrées alimentaires et création de coopératives ouvrières. C’est dans ce contexte d’unité d’action que la CGT prend l’initiative d’annoncer la grève inter-corporative. Cette unité dans l’action va permettre d’établir un front commun contre le patronat, afin d’éviter l’émiettement catégoriel. Dans le même temps, la CGT pousse dans le sens d’éviter une stratégie de lutte pour un changement de société. La CGT étant déjà devenu un outil d’intégration des ouvriers dans le capitalisme : la négociation se faisant avec l’État comme partenaire. Le discours de la CGT est violent et révolutionnaire dans la forme, mais réformiste dans les négociations. Ainsi, les revendications de septembre se caractérisent par une absence totale de remise en cause du pouvoir, au profit de la nationalisation des mines.

L’idée de nationalisation n’a rien de révolutionnaire et s’inscrit dans la pratique de l’Union sacrée mise en place par la CGT en 1914. L’hypocrisie des leaders de la CGT (nationaux et mosellans) va même jusqu’à présenter la nationalisation comme une façon de rendre la mine aux mineurs et donc de justifier la défense de l’outil de travail. Cette nationalisation ne concernait pas les houillères de Petite-Rosselle (propriété des Wendel), mais seulement les entreprises dont une partie du capital avait été mis sous séquestre. L’apparition de cette revendication de nationalisation ne vient pas du mouvement ouvrier allemand, mais de la CGT qui voit son influence grandir dans cette grève au détriment de la classe ouvrière. L’État devenant un partenaire privilégié pour mener les négociations lors des conflits. La CGT en vient à inciter les ouvriers à respecter l’ordre républicain, à cesser les violences, et fait croire aux ouvriers que les mines seront un jour dans leurs mains. En conclusion, la grève est un succès en apparence, avec salaire minimum journalier pour un piqueur et reconnaissance officielle des organisations ouvrières. La nationalisation des mines n’est évidemment pas obtenue.
Avec l’explosion du nombre de gréviste, la peur de la grève générale se répand en Moselle, car la grève risque de déboucher sur un mouvement plus large et de toucher la métallurgie (pour un total possible de grévistes de 40 à 45.000). Les ouvriers de la Lorraine du fer sont les plus radicaux et une partie d’entre eux souhaitent qu’une grève générale abatte le capitalisme. Pour les organisations syndicales la musique n’est pas la même et la ligne majoritaire de la CGT ne vise pas au renversement de l’ordre social. La grève générale est un slogan creux, dont la portée n’est que symbolique pour la CGT. Il s’agit juste d’opposer un illusoire contre-pouvoir au patronat.

L’échec
de la grève générale
du 13 octobre 1919
 :

Le crétinisme syndical (certains ouvriers évoquent la corruption des syndicats) va se trouver appuyé par le réformisme des mineurs du charbon qui sont proches de la ligne majoritaire de la CGT. La presse française se délecte de la situation ubuesque et stigmatise les éléments révolutionnaires qui seraient à l’origine de cette tentative de grève générale. Selon les journaux locaux, les agitateurs essayent de s’appuyer sur les travailleurs étrangers allemands pour semer le trouble. Dans le fond, c’est surtout le poison étatiste et l’illusion de la victoire qui ont raison de la combativité des ouvriers (on peut aussi y ajouter la tradition catholique). Le changement de stratégie voulu par le socialiste Millerand va émousser la volonté combative des ouvriers et ébranler la conscience collective née durant les grèves de 1918-1919. Une conscience qui ne s’est pas transformée en identité collective porteuse d’avenir et de révolution. Le mirage républicain et le poison réformiste n’épargneront plus dès lors les ouvriers lorrains. Des ouvriers qui vont se retrouver confrontés à une législation sociale française complètement arriérée. On peut formuler comme hypothèse, que la bouée de sauvetage autonomiste de l’entre-deux guerres peut se comprendre par la perte d’un espoir politique dans l’avenir à l’intérieur du monde ouvrier mosellan et alsacien.

Conclusion

Un siècle de réformisme syndical plus tard, la Lorraine n’est plus qu’une région exsangue, gangrenée par la misère sociale. L’affaire avec Mittal étant le dernier chant du coq des ouvriers lorrains.

Un précaire alsacien

(1) L’article est directement tiré des divers écrits de Pierre Schill, sur les grèves de l’immédiat après-guerre dans les mines de charbon de Moselle (1918-1919).

(2) Sur le contexte et les soviets en Alsace-Moselle, voir les écrits de J. Richez sur novembre 1918 (+ l’article hors-série n°14 de Courant alternatif ).

(3) Sur l’épuration ethnique de l’Alsace-Moselle par les Français, voir le livre de François Uberfill, la société strasbourgeoise, entre France et Allemagne (1871-1924).

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