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Quoi de neuf avec le « nouveau féminisme » ?

samedi 20 avril 2013, par Courant Alternatif


Quoi de neuf avec le « nouveau féminisme » ?

On nous vend depuis plusieurs mois un « nouveau féminisme » venu de l’Est via des groupes comme les Pussy Riot… et surtout les Femen, qui se sont implantées à Paris en septembre dernier. Egalement qualifié de « pop féminisme », ce regroupement serait plus « populaire » que les collectifs féministes existant déjà en France. En fait, il est surtout plus médiatique et médiatisé ; et son utilisation du corps féminin à cet effet (1) a déjà alimenté d’innombrables débats passionnés. Cependant, tandis que la critique des Femen gagnait en virulence ces dernières semaines, elle s’est élargie au mode de fonctionnement et aux idées défendues par leurs dirigeantes ; et, contre leur confusionnisme, de plus en plus de voix s’élèvent pour rappeler certaines vérités concernant la libération des femmes.

Les « si courageuses punkettes »
sous la dent de l’ogre Poutine

Pour apprécier l’action de ces « modernes féministes », demandons-nous : qui sont-elles, que font-elles, pour quelles raisons et qu’en résulte-t-il ?
Les Pussy Riot, apparues en Russie en 2011, appartiennent à certains milieux intellectuels et artistiques hostiles à Poutine, et comptent dans leurs rangs nombre d’étudiantes. Elles ont suscité un fort courant de sympathie, au niveau international, après la répression qui s’est abattue sur elles pour avoir fait une « prière punk » – disant notamment « Marie mère de Dieu, deviens féministe… et chasse Poutine » – le 21 février 2012 dans la cathédrale du Christ-Sauveur, près du Kremlin. Les trois femmes arrêtées pour cet acte « blasphématoire » – Nadedja Tolokonnikova, Ekaterina Samoutsevitch et Maria Alekhina – ont été condamnées le 17 août à deux ans de détention en camp pour « vandalisme motivé par la haine religieuse ». En appel, Ekaterina a été libérée avec sursis, et elle a aussitôt saisi la Cour européenne de justice afin de défendre ses camarades.

Le militantisme des Pussy Riot s’inscrit dans le mouvement de contestation qui s’est traduit pendant trois mois par des manifestations, à Moscou et dans d’autres villes, à la fin 2011. Ce mouvement s’est développé après l’annonce, le 24 septembre, par Medvedev (alors président de la Fédération de Russie) qu’il soutenait la candidature de Poutine (alors président de son gouvernement) à l’élection présidentielle de mars 2012 (2). « A ce moment-là, a expliqué Maria Alekhina aux Inrocks, nous avons réalisé que ce pays avait besoin d’un militantisme punk féministe, de fanfares (…) mobilisant les énergies citoyennes contre les escrocs de la junte poutiniste et enrichissant l’opposition russe de thèmes qui nous tiennent à cœur : les gender rights et autres droits LGBT [Lesbiennes, gays, bi et trans], la lutte contre le machisme, l’absence d’un message politique audacieux sur les scènes musicales et artistiques, et la lutte contre la domination des hommes dans tous les domaines du discours public. »

Rejet du totalitarisme russe et de Poutine – avec la revendication d’une « démocratie » sur le modèle occidental, et sans l’ombre d’une critique par rapport au capitalisme. Dénonciation du sexisme et du machisme – un message assez bien reçu de nos jours dans les sociétés « policées » où les « questions de genre » ne sont souvent mises en avant que pour masquer à peu de frais les conflits de classes… Sur de telles bases, comment les Pussy Riot n’auraient-elles pas gagné quelque célébrité en Occident (3) ? Même Angela Merkel a dénoncé une peine de prison « démesurée » qui « n’est pas en harmonie avec les valeurs européennes d’Etat de droit et de démocratie ». Les médias ont félicité les « punkettes » (une appellation bien plus gentille et acceptable que « punk ») pour leurs brillantes études et leur audace ; le « statut » de mère de famille qu’ont certaines de ces si jeunes et si mignonnes femmes aux tenues si attractives ; leur défense fière et narquoise, lors de leur procès, puisqu’elles n’ont pas fléchi leur critique du système russe (4).
Les Pussy Riot sont de plus des artistes qui ont réalisé là un happening… salué par d’autres artistes de par le monde. Madonna, en concert, en a profité pour se déclarer chanceuse de vivre « dans un pays qui respecte la liberté d’expression ». Quant à Yoko Ono, elle a paraît-il tweeté : « Monsieur Poutine, vous êtes un homme sage, vous n’avez pas besoin de lutter contre des musiciens ou leurs amis. Gardez de la place en prison pour de véritables criminels. » Bref, les féministes russes ont reçu beaucoup de louanges et de soutiens… mais si leur performance avait été exécutée dans une église catholique d’un Etat « démocratique », elle aurait suscité des réactions d’une tout autre tonalité (les Femen en ont fait l’expérience après leur action du 12 février dernier à Notre-Dame de Paris).

A la vérité, les idées des Pussy Riot sont peu connues ; il n’est guère signalé par les médias qu’elles mènent un combat contre le pouvoir au nom de leur amour pour la Russie, qu’elles voudraient sauver du poutinisme. Et elles ne contestent apparemment pas la religion : Nadedja, une de leurs fondatrices, s’est excusée auprès des croyant-e-s pour le show dans la cathédrale. Elle a déclaré que son groupe avait voulu exprimer par là sa « désapprobation envers un phénomène politique en particulier : le soutien du patriarche [Kirill Ier, chef de l’Eglise orthodoxe] à Vladimir Poutine, qui a pris un tournant autoritaire et antiféministe » (sic !). En fait, l’Eglise russe a toujours été une solide alliée du pouvoir, même sous le communisme (5), et depuis la chute de l’URSS elle a retrouvé toute sa superbe. Cependant, pour la première fois depuis la fin de l’ère postsoviétique, une large frange de la société critique le patriarche en fonctions, exprimant « le mécontentement qui s’accumule depuis des années face à la corruption régnant dans l’Eglise, au cynisme, à la marchandisation et à la dépendance directe du pouvoir », explique le militant russe anti-Poutine Ilya Boutraïtskis (site de la LCR belge, le 16 septembre dernier).

Par ailleurs, Nadedja et Ekaterina ont précédemment été engagées dans Voïna (« la guerre ») – un collectif d’artistes créé en 2008 par Nadejda et son mari, Piotr Verzilov, et qui a beaucoup recouru à la provocation obscène dans ses apparitions. Gageons que la diffusion d’une telle information pourrait ternir quelque peu leur aura d’« activistes antigenres ». Certes, elles ont défendu la cause homosexuelle en organisant toutes deux, en 2010, le « procès aux cafards » (elles ont libéré des insectes dans les couloirs du tribunal où deux membres de Voïna étaient jugés pour une exposition d’art « contraire à la morale ») ; et, l’année suivante, lors de l’opération « Embrasse les flics », elles se sont jetées au cou de policières pour les embrasser à pleine bouche afin de dénoncer la réforme de la police engagée par Medvedev… mais elles ont aussi participé aux deux actions (dé)culottées qui ont fait connaître Voïna. D’abord la « partouze » organisée et filmée, en février 2008, au Musée national de biologie de Moscou sur le thème « J’encule le petit Medvedev », alors que ce dernier venait d’être élu à la présidence de la Russie ; et s’il s’agissait, semble-t-il, de montrer que dans ce pays « tout le monde encule tout le monde » sous le regard du Président, c’étaient assez « classiquement » les hommes du groupe qui y enculaient les femmes. Ensuite, mais dans la même veine, la peinture par Voïna d’un phallus de 65 mètres sur un pont levant, en juin 2010, juste en face du siège du FSB (ancien KGB) à Saint-Pétersbourg, pour « enculer avec le pouvoir russe extrémiste de droite ». Deux enculages à usage forcément punitif, donc – et réservé aux femmes pour le premier. Une des Pussy Riot, Tyurna, n’en a pas moins qualifié Voïna de « cool » et de « très proche » ; et elle a affirmé que son groupe était « très attaché » à des performances comme celle de la « partouze ».

Les « magnifiques guerrières »
et leur infaillible arme des « seins nus »

Reste que les « punkettes » russes paraissent être un collectif militant sans volonté expansionniste, avant-gardisme ou militarisme affichés… ce qui les rend bien plus sympathiques que les (dirigeantes des) Femen – « cuisse » en latin, mais plutôt branchées seins (leurs « armes », comme le proclame le titre du « documentaire » hagiographique que leur ont consacré Catherine Fourest et Nadia El Fani, et qui est passé sur France 2 le 5 mars [6]).

Le « truc » des Femen, c’est en effet de mener leurs actions le buste nu afin de retenir l’attention des médias. Anna Hutsol, qui a fondé le groupe à Kiev en 2008, considère avoir inventé là « une façon unique de s’exprimer, basée sur la créativité, le courage, l’humour, l’efficacité, sans hésiter à choquer ». Et d’ajouter : « Les gens ne s’intéresseraient pas à notre message si nous n’étions pas habillées [!] de cette façon. » Femen a depuis essaimé d’Ukraine dans d’autres pays – au Brésil, en Italie, en Belgique… et en France au mois de septembre dernier. Les Femen ont multiplié leurs apparitions parisiennes : en octobre, devant le ministère de la Justice pour dénoncer le procès des tournantes ; le 18 novembre, à une manif de Civitas… A cette occasion, s’étant bien sûr fait agresser violemment par le service d’ordre et des manifestants intégristes après être intervenues dans le cortège torse nu avec sur la tête un voile de nonne, et en aspergeant les gens avec des extincteurs renfermant le « sperme de Jésus », elles ont bénéficié d’une certaine bienveillance et suscité des adhésions. Mais avec leur action à Notre-Dame, début février 2013, qui visait à saluer la démission de Benoît XVI et le vote par le Parlement du « mariage pour tous », les critiques ont commencé à fuser, notamment dans la classe politique, de droite comme de gauche (Valls ou Delanoë, indignés, ont parlé de « provocation inutile », et témoigné de leur soutien aux catholiques de France contre ces « agissements contraires aux valeurs républicaines », par exemple).

La cinquantaine de membres que revendique Femen France présentent une grande homogénéité socioculturelle (elles viennent des facs, de la presse et des milieux culturels – avec quelques « ils », nous dit-on, mais bien cachés). Cette branche française s’est installée fin janvier au Lavoir moderne, à la Goutte d’Or ; et elle a signalé son implantation dans un quartier où vivent beaucoup de musulmans ou assimilés par une délicieuse affiche de pin-up bleu-blanc-rouge et une déambulation d’autres seins nus pour faire connaissance avec le voisinage.

En l’absence jusqu’à récemment de textes présentant le mouvement et ses objectifs – Calmann-Lévy vient de publier Femen, des entretiens réalisés par Galia Ackerman avec les Ukrainiennes qui ont lancé la section française –, on en a été réduit-e à déchiffrer les messages présentés sur le buste de ses troupes. Ou à s’en remettre à la parole d’Inna Chevchenko qui, sitôt en France, a répondu aux questions de Libération, le 17 septembre 2012… en posant nue (ce qui a incité le journaliste à nous préciser des détails d’ordinaire jugés peu utiles pour apprécier des propos, genre : « Elle croise les jambes »). Elle considère en effet que son image sert à vendre le « pop féminisme » – un « nouveau féminisme » résolu à « montrer que les féministes ne sont pas que des vieilles femmes cachées derrière leurs bouquins », mais des « soldats » (re-sic !) qu’elle entraîne pour des opérations chocs et provocs dirigées vers les médias. « On sait de quoi les médias ont besoin, déclarait-elle en décembre à Rue89. Du sexe, des scandales, des agressions : il faut leur donner. Etre dans les journaux, c’est exister. » Grâce à Femen, « le féminisme redevient populaire auprès des jeunes » – car Femen se préoccupe de sexe et d’âge, mais nullement de classe sociale.

Sa prétention et son arrogance n’ont pas valu à la leadeure des Femen que des félicitations, on s’en doute : ses remarques sur le féminisme « traditionnel » faisaient trop écho à d’autres visant à présenter les féministes comme des intellos éloignées du sexe (voire hystériques et mal baisées). Et si I. Chevchenko modère depuis parfois son discours, la méfiance à l’égard de son collectif s’est accrue dans les milieux féministes, on a pu le constater avec la parution récente de textes au questionnement souvent très pertinent (7).

« Sois belle et débats-toi ! »

Les Femen ont d’abord été critiquées surtout pour leur mode d’apparition :

  • Un recours à des corps féminins conformes aux critères dominants de jeunesse, minceur, beauté et fermeté de la peau – une forme de racolage pour le bien de la cause. « Femmes, vous voulez vous faire entendre ? Une seule solution : déshabillez-vous ! » en déduit M. Chollet. Dans les apparitions des Femen, on se trouve face à des corps « de rêve » qui pourraient tout aussi bien servir de support à une pub pour des savonnettes ou une crème épilatoire, et dont les propriétaires paraissent suivre les préceptes du marketing publicitaire le plus grossier pour faire vendre (les « techniques » mises en œuvre étant de se positionner toujours à l’identique, un bras levé, l’autre sur la hanche, le regard sévère, et de crier et se débattre dès qu’il y a de la répression). Si ces amazones des Temps modernes ont de quoi alimenter bien des fantasmes masculins et féminins, elles ne suggèrent donc guère un changement dans les rôles sociaux, par leur correspondance avec les canons de la beauté (8). Et leur politique de photogénie délibérée est justifiée dans le livre Femen, où l’une des fondatrices ukrainiennes déclare : « Nos filles doivent être sportives pour endurer des épreuves difficiles, et belles pour utiliser leur corps à bon escient. Pour résumer, Femen incarne l’image d’une femme nouvelle : belle, active et totalement libre. » Quoi qu’il en soit, vouloir faire passer un discours « subversif » en usant des codes dominants de la beauté ne peut être qu’une tromperie, volontaire ou non.

Pareille « nudité » n’a de plus rien à voir avec celle que l’on trouve dans les lieux naturistes, où se mélangent les sexes comme les types de corps et d’âges : les Femen ont le buste dénudé comme à la plage quand on veut une poitrine bronzée. Si donc se déshabiller dans la rue constitue bien un délit, leur effeuillage partiel reste en fait dans la ligne de pratiques couramment admises en Occident – en somme, elles sont juste comme une pub qui serait descendue de son panneau. Rien de subversif là-dedans.

  • Le message « peu clair », sinon louche, de leurs actions qui se réduisent le plus souvent à montrer des seins entourés de slogans forcément elliptiques et à hurler comme des… hystériques. Monter des « coups » médiatiques ne suffit pas : il existe une tradition de ce genre en France (9) et ailleurs, mais, ainsi que le rappelle Mona Chollet, encore faut-il qu’il y ait derrière un fond politique solide et bien pensé qui leur donne leur sens : « La réduction permanente des femmes à leur corps et à leur sexualité, la négation de leurs compétences intellectuelles, l’invisibilité sociale de celles qui sont inaptes à complaire aux regards masculins constituent des pierres d’angle du système patriarcal. Qu’un “mouvement” (…) qui se prétend féministe puisse l’ignorer laisse pantois. » Et puis, si le caractère offensif des interventions Femen est susceptible d’attirer des jeunes femmes aux convictions féministes espérant arriver par ce biais à « faire avancer » la société, le simple engouement des sociétés modernes pour la mise en spectacle des corps peut aussi conduire à participer aux « représentations » proposées (plus besoin de passer à la « Star Ac » pour montrer ses attraits physiques à la télé).
  • Le centrage de leur démarche sur les médias, car, à un tel jeu, nul-le ne gagne – le contraire se saurait. Les Femen ont certes battu tous les records en matière d’« articles sur le féminisme » (dans leur « sextrémisme », c’est surtout « sex » qui fait tilter la machine médiatique) (10) ; mais croire qu’on peut « gagner à la cause » par ce biais traduit une grande naïveté : les médias traitent les événements les plus percutants du moment avec le souci constant de ne pas lasser leur lectorat, et ils déforment à leur gré les informations qu’ils transmettent. De plus, fabriquer des « produits » pour eux conduit les militant-e-s à calibrer leurs actions et leur message politique afin que ceux-ci soient recevables. Bref, comme le souligne Claude Guillon, « la presse n’est ni une entité neutre ni un levier sans maître qu’il suffirait d’utiliser habilement pour faire passer son message. Et pas non plus une institution de service public ayant vocation à enregistrer et à confirmer la bonne volonté démocratique des “indigné-e-s” ». Et l’utilisation que les Femen font de leur corps est en train de lasser, non seulement les journalistes (11) mais encore le public. Alors, bientôt, elles « enlèveront le bas » pour continuer d’être regardées, à défaut d’être écoutées et surtout entendues ?

Les enjeux politiques qui sont derrière l’engouement médiatique pour ce groupe commencent par ailleurs à être dénoncés : « En France, note M. Chollet, cela rappelle la bulle médiatique autour de Ni putes ni soumises, qui fut célébrée dans la mesure où elle permettait de renforcer la stigmatisation de l’islam et du “garçon arabe”. Deux ex-militantes de l’association, Loubna Méliane – assistante parlementaire du député socialiste Malek Boutih – et Safia Lebdi, ont d’ailleurs fait partie des premières ralliées aux Femen, avant de prendre leurs distances. »

Une société où « les femmes
ont plus de pouvoirs que les hommes » ?

A mesure que les informations sur les Femen arrivent, cependant, on s’aperçoit qu’il y a aussi beaucoup à redire sur certains de leurs positionnements idéologiques et sur leur fonctionnement interne. I. Chevchenko avait déjà confié à Causette : « Notre succès, c’est notre courage et le message que l’on délivre au monde. » Dans Charlie Hebdo du 6 mars, elle annonce : « Il faut une société où les femmes ont plus de pouvoirs que les hommes. » Voilà qui fait rêver.

« Il y a plusieurs féminismes et le genre d’idées que défendent les Femen peut être dangereux », estiment à présent les TumulTueuses (12). Notamment parce que leur féminisme est essentialiste, basé sur l’instinct et la « nature » des femmes : en Ukraine, elles parlent de reconstruire « une image nationale de la féminité, de la maternité et de la beauté, basée sur l’expérience des mouvements de femmes euro-atlantiques » ; leurs positions sont moralistes (« développer les qualités intellectuelles et morales des femmes ukrainiennes »), nationalistes (« redorer l’image de l’Ukraine, pays plein d’opportunités pour les femmes ») et racistes (comme leur action devant l’ambassade de Turquie sous prétexte que les citoyens turcs seraient les touristes sexuels les plus actifs). Les Femen prétendent « libérer » les autres femmes en leur disant ce qui est bien et ce qui est mal ; et certaines de leurs actions stigmatisent, culpabilisent et infantilisent les femmes musulmanes ou les prostituées. En fait, LA Femme n’existant pas, il n’y a pas lieu de parler à la place des femmes, et celles-ci doivent se libérer par elles-mêmes, sans qu’on leur impose de modèle, soulignent les TumulTueuses avec justesse. Et de conclure : « Il n’existe pas de “nouveau féminisme” ni de “nouvelle femme”. Les courants féministes, leurs revendications et leurs modes d’action ont évolué, comme tous les mouvements politiques, mais nous ne partons pas de rien, nous avons une histoire. Il s’agit d’une lutte de longue date, qui n’a jamais cessé et qui se poursuivra tant que cela sera nécessaire. »

Concernant le voile, Femen France a organisé en mars 2012, sous le slogan « Plutôt à poil qu’en burqa », une « opération antiburqa » devant la tour Eiffel en incitant « la France » à se déshabiller comme si cet acte était forcément libérateur. Plutôt que d’affirmer la supériorité de la nudité, mieux vaudrait défendre la liberté des femmes de s’habiller comme elles le souhaitent (13) et éviter de donner des leçons néocolonialistes. Mais, a déclaré I. Chevchenko à 20 Minutes, « on ne va pas adapter notre discours aux dix pays où s’est implanté le groupe. Notre message est universel »…

Sur la question de la prostitution, Femen est abolitionniste. Dans le même numéro de Charlie, I. Chevchenko explique : « Quand une femme aura la possibilité d’être PDG d’une multinationale le lundi et prostituée le mardi, parce qu’elle le souhaite, je l’accepterai. C’est pareil pour la burqa : quand une femme pourra sortir à poil le lundi et porter une burqa le mardi, parce qu’elle le souhaite, je l’accepterai. » Un raisonnement pour le moins curieux, et qui incite à ironiser comme C. Guillon : ainsi donc, après la « révolution des femmes » que cette Femen dit appeler de ses vœux, il y aura des cheffes d’entreprise et des prostituées ? Toujours est-il que le « règlement » de la prostitution est loin d’être aussi simple et garanti que l’assure I. Chevchenko : « La solution passe par la pénalisation du client [car] c’est lui qui engendre le business, qui lui permet d’exister. C’est le modèle suédois, qui fonctionne très bien. » Ce n’est pas si évident, en particulier parce qu’il existe une grosse différence entre des personnes que des réseaux mafieux contraignent par la force et la menace à se prostituer et d’autres qui décident de gagner rapidement beaucoup plus d’argent avec cette activité qu’en allant travailler en usine pour un salaire de misère. Ces personnes qui en vivent sont farouchement opposées à une loi répressive entraînant des rondes de police plus fréquentes et le renvoi à la clandestinité, « non seulement parce qu’on les empêche de travailler, mais parce qu’elles seront (un peu plus) cachées, (un peu plus) isolées, et donc (un peu plus) menacées ».

Enfin, l’autoritarisme des dirigeantes Femen est pointé, leur « manifeste » (publié toujours dans ce Charlie) annonçant carrément que ce collectif est « dirigé par un conseil de coordination dont font partie les fondatrices du mouvement et ses activistes les plus expérimentées ». Quant à son financement… l’argent proviendrait de la Femen Shop ukrainienne et de dons – mais les TumulTueuses affirment qu’il émane d’hommes d’affaires et de millionnaires (comme Helmut Geier et Beate Schober).

« Redécouvrons » plutôt les méthodes d’action directe
du féminisme radical !

Les Pussy Riot et les Femen partagent, on l’a vu, un ancrage dans l’ancien bloc de l’Est qui leur fait aspirer au modèle d’institutions occidental et ignorer les méfaits du système économique dominant la planète. Elles ont également en commun une critique de l’Eglise orthodoxe mais aussi un positionnement nationaliste : si les Pussy Riot cherchent à sauver la Russie, les Femen veulent défendre l’Ukraine contre l’influence russe. Cela explique en partie, après l’incarcération des trois Pussy Riot, l’intervention d’une Femen ukrainienne (arborant sur le buste un « Kill Kirill ») contre le patriarche moscovite en visite à Kiev, le 27 juillet 2012 (14).

Les deux groupes ont de plus un mode d’intervention provocateur qui, basé sur l’image et dirigé principalement vers les médias, les fait qualifier d’« activistes » (selon la mode anglo-saxonne) plutôt que de « militantes » – ce choix de la médiatisation étant justifié par le désir à la fois de faire passer le plus possible leur « message » et de se protéger de la répression.

Enfin, si leurs actions ont un côté provocateur, leurs objectifs sont réformistes : elles revendiquent une meilleure intégration des femmes dans la société (les Femen d’Ukraine ont ainsi appelé à une grève du sexe, en mars 2010, pour protester contre l’absence de femmes dans le gouvernement)… et c’est là qu’elles rejoignent (la plupart ?) des collectifs féministes existant à l’heure actuelle en France. En effet, si une petite relève militante générationnelle (plutôt parisienne) s’y est effectuée à la fin des années 2000 concernant la lutte des femmes, l’objectif semble être surtout d’améliorer leur place dans la société existante en faisant admettre leurs « compétences (15) » qui sont aujourd’hui négligées : on le sait, les femmes réussissent mieux que les hommes dans leur scolarité et obtiennent davantage de diplômes, mais elles restent sous-payées et sous-représentées dans les hautes fonctions politiques et économiques par rapport à eux. L’idée n’est donc pas de créer une autre société, radicalement différente, sur les cendres de celle-ci, et bien plutôt de « crever le plafond de verre » par le biais de la parité, la dénonciation du machisme et du sexisme… Des revendications portées par des féministes institutionnelles et par des collectifs tels que La Barbe (apparu en 2008) ou Osez le féminisme ! (2009).

Cette orientation du féminisme actuel tient pour une bonne part au fait que le système patriarcal est contesté sans que le système capitaliste soit pris en compte, comme s’il ne constituait pas l’autre fondement de l’organisation sociale en place… et comme si cette dernière pouvait être modifiée sans qu’on touche à lui. A la vérité, patriarcat et capitalisme allant de pair, combattre l’un sans l’autre ne peut déboucher que sur le maintien des inégalités entre les sexes et entre les classes – avec des améliorations individuelles pour les femmes qui réussiront peu à peu à gagner les hauts niveaux de la hiérarchie… parce qu’elles se battent pour cela mais aussi parce que cette évolution s’inscrit dans la logique économique, en dépit de toutes les réticences masculines, car le maintien de l’ordre économique et social est à ce prix. Alors, plutôt que de draguer les médias ou de quémander des droits auprès des dirigeant-e-s, il vaudrait bien mieux « redécouvrir » les méthodes d’action directe d’un féminisme lutte de classes pour aller vers une réelle émancipation sociale.

Vanina

1. Sur la question, on lira avec profit le texte de Claude Guillon « Quel usage politique de la nudité ? » paru sur son site le 7 février 2013.

2. Ayant depuis inversé ses fonctions avec celles de Medvedev, Poutine peut désormais briguer un quatrième mandat présidentiel en 2018 et rester au pouvoir jusqu’en 2024.

3. Concernant la Russie, l’écrivain anti-Poutine Edouard Limonov estime en revanche (L’Express du 17 octobre 2012) que les classes populaires ont été choquées par leur performance dans la cathédrale moscovite ; cette action a selon lui créé un clivage avec l’intelligentsia et la bourgeoisie des grandes villes.

4. Dans une lettre lue au tribunal le 8 août, Maria dit notamment : « Ce tribunal n’est pas simplement une mascarade grotesque et cruelle, il est le “visage” du dialogue tel qu’il se pratique dans notre pays. (…) Après plus de six mois passés dans une cellule, j’ai compris que la prison, c’était la Russie en miniature. (…) Et je n’ai pas peur (…). Parce que vous ne pouvez me priver que d’une soi-disant liberté. C’est la seule qui existe sur le territoire de la Fédération de Russie. Ma liberté intérieure, personne ne pourra me l’enlever. »

5. Le métropolite Serge a décrété dès 1927 que l’Eglise et les croyants devaient participer à la nouvelle société soviétique.

6. Après l’avoir vu, C. Guillon est revenu sur le sujet des Femen le 13 mars avec : « “Sauvées par le gong” ? Femen, suite et fin », également trouvable sur son site.

7. Voir en particulier les TumulTueuses [http://www.tumultueuses.com/Ha-les-FEMEN] le 24 janvier ; l’actrice et réalisatrice Ovidie le 8 mars [http://metrofrance.com/blog/ovidie/...] ; la journaliste-écrivaine Mona Chollet le 12 mars (sur le site du Monde diplo : « Femen partout, féminisme nulle part »).

8. Pour parer la critique, les Femen ont publié des photos de certaines de leurs membres qui s’écartent de ces canons ; et I. Chevchenko a prétendu sur France TV info que leurs « femmes en surpoids (…) ne peuvent participer parce qu’elles n’ont pas la forme physique nécessaire » à leurs actions. Le hic, c’est que ces « surpoids » n’ont pas été retenues pour faire récemment la une des Inrockuptibles, et qu’on ne les verra sûrement jamais non plus dans « Obsession », le supplément mode et consommation du Nouvel Observateur pour lequel d’autres recrues ont posé en septembre dernier.

9. Hubertine Anclert renversant les urnes lors des municipales de 1910, les militantes du MLF balançant du mou de veau dans les meetings anti-avortement dans les années 1970, ou encore les actions d’Act Up dans sa lutte contre le sida.

10. Dans le premier article consacré par Rue89 aux Femen, on voyait simplement la photo d’une de leurs militantes devant la maison de DSK, seins nus, avec trois paragraphes pour accompagner l’image. Mais cet article a paraît-il reçu 69 500 visites.

11. Marianne titrait le 14 mars : « Pourquoi les Femen sont-elles déjà démodées ? »,

12. Ce collectif de féministes radicales non-mixte, créé en 2008, se définit comme antiraciste et anticapitaliste. Il dénonce l’utilisation des luttes féministes et LGBT à des fins racistes notamment islamophobes, et a organisé des actions torse nu dans des piscines parisiennes contre le contrôle du corps des femmes par le patriarcat et les normes de beauté dominantes et discriminantes.

13. A l’image des Slutwalks, ces « Marches des salopes » organisées à Toronto depuis le 3 avril 2011, en réaction à l’explication ou à la justification du viol par l’apparence d’une femme – et donc pour rappeler le droit des femmes à disposer de leur corps.

14. I. Chevchenko, qui a été arrêtée trois fois en Ukraine, a quant à elle fui en France après avoir scié une croix sur la place de Kiev, le 17 août 2012, jour où était rendu le verdict visant les Pussy Riot.

15. Un argument que l’on trouve couramment dans les tracts distribués à la Journée internationale des femmes : « Comment la société peut-elle progresser en se passant des compétences de la moitié de la population ? » Comme si l’intégration croissante des femmes dans les postes de direction était à coup sûr un gage de progrès en matière d’égalité sociale.

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