Accueil > Courant Alternatif > *LE MENSUEL : anciens numéros* > Courant Alternatif 2013 > 226 janvier 2013 > L’antirépression dans tous ses états

CA 226 janvier 2103. Articles en lignes

L’antirépression dans tous ses états

lundi 21 janvier 2013, par Courant Alternatif


L'antirépression dans tous ses états

Au cours des rencontres organisées par l’OCL et l’OLS cet été dans l’Ariège, trois soirs ont été consacrés à un débat sur l’antirépression. Les personnes qui y ont participé appartiennent pour la plupart à des collectifs confrontés en France à la répression contre des militant-e-s, d’autres étant investies dans les luttes sur la prison en général par le biais d’émissions de radio ou d’écrits (1). Nous reprenons ici trois des thèmes abordés lors de cette discussion – reconstruite sous forme de questions auxquelles ont été apportés des débuts de réponse – parce qu’il nous paraît urgent d’être plus offensifs sur le terrain de la répression, afin de construire un rapport de forces permettant une solidarité plus large et plus solide.

On constate aujourd’hui en France une augmentation à la fois des poursuites engagées contre les militant-e-s, du nombre de personnes enfermées dans l’univers carcéral (de 35 000 au début des années 1980 à 65 000) et du nombre des peines distribuées par l’institution judiciaire. Loin d’être un hasard, cette situation est liée à la société actuelle : la répression est un outil de gestion de certaines populations ; c’est pourquoi il faut l’analyser à partir de cette société, et non l’inverse. La répression étant politique et sociale, les dizaines de lois antiterroristes votées par la gauche et la droite correspondent à une hausse de la conflictualité de classe : il s’agit pour le pouvoir de criminaliser l’activité politique en frappant des militant-e-s, mais c’est surtout pour les classes populaires que la situation s’est aggravée. La répression est également de plus en plus préventive contre des militant-e-s au début de mouvements sociaux (interpellations avec comparution immédiate, détention provisoire, contrôles judiciaires…), l’Etat cherchant là avant tout à freiner ces mouvements.

Ecueils et handicaps
de l’antirépression

Qui soutient-on et comment ? On soutient en général, à travers des collectifs, des gens avec qui existe une proximité politique – par incapacité d’élargir notre action à d’autres, mais aussi par refus de jouer aux assistantes sociales ou aux cathos et maos d’antan. Cette démarche est donc à l’opposé d’un humanisme qui, souvent basé sur l’assistanat et la victimisation, conduit à défendre toutes les causes se présentant, y compris des personnes ne le demandant pas ou ne se prenant pas en charge. Elle correspond à une volonté politique. Ainsi, à sa création, le Comité poitevin contre la répression des mouvements sociaux a précisé qu’il ne soutenait pas les gens pour ce qui leur est reproché, en distinguant par là coupables et non-coupables, mais pour ce que l’Etat, la « justice » leur fait.

Il existe en France un certain nombre de comités antirépression ou de caisses de solidarité (2), et ces petites structures de solidarité fondées sur une base militante et pérenne entretiennent pour partie des relations entre elles (3), mais aucune structure globale ne mutualise les expériences antirépression, alors que cela aiderait à examiner en termes de stratégie politique la question de la répression. De plus, les positionnements théoriques et pratiques des collectifs diffèrent ou divergent – quand ils ne s’opposent pas, pour des raisons idéologiques mais également et peut-être surtout de par l’histoire et la situation locales. Les milieux antirépression n’échappent pas à une concurrence entre leurs chapelles ou tribus ; nombre de militant-e-s ne pensent guère à la répression avant de mener une action ; les défenses collectives sont très rares dans les procès… Dans un tel cadre, les textes publiés sur la répression sont en général individuels, et ils ne présentent jamais de bilan de pratique.

Pourtant, si les affaires judiciaires sont toutes différentes, on se heurte partout à une même logique coercitive. Il vaudrait donc mieux s’y préparer en posant l’action antirépressive comme un moment de la lutte, d’autant que l’ampleur de la solidarité est fonction de la dynamique de mouvement dans laquelle se trouvent les personnes poursuivies. Par exemple, si quelqu’un se fait prendre à Rennes dans une manif antinucléaire, il est important que les antinucléaires hors de cette ville soient immédiatement au courant et fassent de l’agitation autour. Concernant Notre-Dame-des-Landes, il est important que l’expression de la solidarité contre la répression s’exprime ailleurs – on constate que c’est ce qui se fait de plus en plus.

L’expérience de la Legal Team qui a été créée à Strasbourg à l’occasion du contre-sommet de l’OTAN est intéressante puisque, sachant qu’il y aurait de la répression à cette occasion vis-à-vis de la rue, des gens ont tracté un an avant dans les manifs en insistant sur l’idée que le mouvement social devait se donner les moyens de se défendre. Tout un travail juridique a été effectué par avance, ainsi que la recherche d’avocats à qui il a été précisé qu’ils ne choisiraient pas leurs clients, et qu’ils devaient rester disponibles et présents au commissariat les jours où ce serait nécessaire.

Mais qu’entend-on par « solidarité » ? On peut être solidaire de gens sans les connaître, parce qu’ils sont dans un mouvement où on pourrait être amené-e à les croiser. Dans cette expression de notre solidarité, on dit des choses contre la société qui produit de la répression et que l’on combat. Cependant, un des écueils à éviter quand la répression s’exerce contre un mouvement, c’est que l’activité antirépressive envahisse peu à peu l’espace et le temps consacrés à la revendication portée par ce mouvement.

On doit par ailleurs toujours garder en tête que les pratiques policières dans les quartiers populaires, en particulier les cités, comme les lois sécuritaires ou antiterroristes, dépassent rapidement leur cadre pour viser d’autres milieux – voir les méthodes d’intervention des flics dans les manifs. C’est pourquoi il faut absolument décloisonner la répression – comprendre par exemple les enjeux des procès visant des jeunes des cités et l’importance de les soutenir. Malheureusement, on entend de plus en plus : « On est des sans-papiers – ou des militants –, pas des délinquants »… et cette coupure entre le politique et le social est dommageable pour la compréhension de ce que devrait être notre combat politique. Car la répression contre les militant-e-s pour leur action comme celle des jeunes qui dealent pour des raisons économiques témoignent d’une même réalité sociale.

Comment faire exister du politique à l’occasion d’un procès pour revendiquer la légitimité d’une action ? Il faut replacer cette action dans son contexte social et politique. Par exemple, les gens qui ont saccagé en 1999 vers Montpellier une parcelle de riz transgénique ont eu là un choix judicieux puisque le mouvement anti-OGM s’est amplifié après leur procès. Ils ont fait un peu de prison, mais la mobilisation contre la répression a été offensive, l’acte étant revendiqué collectivement, sans personne pour se déclarer « innocent », et des comités de soutien sont apparus partout (4).

A l’inverse, certaines actions militantes ne sont ni expliquées ni revendiquées, ce qui crée un flou total par rapport aux bases du soutien. Dans de nombreux procès de militant-e-s, on dirait qu’a disparu l’envie de gagner en faisant de la politique autour, comme si on n’en voyait pas l’intérêt. Ainsi, certain-e-s ne se rendent pas à leur procès, ou ne veulent pas revendiquer le contenu politique de ce qui leur est reproché ni – sans être toujours sur des bases innocentistes – se confronter à la justice, et, au niveau du soutien, pareille attitude laisse désemparé-e. Elle incite à se dire à la fois qu’on ne va pas se battre à leur place… et que si on ne le fait pas cela aura des répercussions bien plus larges que leur simple cas, parce que la répression s’exerce en réalité contre nous tous : les procès ne sont pas une affaire personnelle, mais concernent tout le monde. C’est pourquoi on se mobilise contre la répression pour renforcer un mouvement, une grève… ou au moins pour ne pas nous affaiblir. De plus, se défendre a aussi son importance sur le plan individuel : même si on ne gagne pas forcément son procès, au moins on n’est pas resté-e passif-ve (5).
L’acceptation chez pas mal de militant-e-s de la répression comme d’une réalité avec laquelle il faut faire constitue un point commun avec les jeunes des cités, convaincus qu’il est « normal » de passer en procès quand on se fait prendre, et qu’il suffit d’attendre la sortie de taule pour pouvoir recommencer parce qu’il n’y a pas d’autre solution. Dans les cités, la répression subie au quotidien par une bonne part de la population est vécue comme une affaire individuelle, de business, non comme un phénomène social, et l’idée d’une défense collective ne traverse pas les esprits – sauf quand il y a des émeutes. C’est donc l’existence d’un cadre collectif qui fait la différence entre certains procès de militant-e-s et ceux qui concernent les jeunes des cités.

Quel positionnement avoir par rapport aux personnes poursuivies pour des actes violents ou qualifiés ainsi par la police et la « justice » (comme les « outrages-rébellion » visant des gens investis dans un mouvement ou les inculpations après des émeutes de banlieue) ? Dans un mouvement, ce sont rarement ses participant-e-s qui décident du degré de violence – et bien davantage les flics (voir les blessé-e-s graves résultant de la charge policière lors du week-end de résistance contre la ligne THT Cotentin-Maine organisée en juin dernier). La violence n’est donc pas un critère pour soutenir ou non : le choix de péter des vitrines lors des manifs, par exemple, doit plutôt être analysé en fonction du rapport de forces que cela peut ou non créer pour renforcer un mouvement. La manif contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le 24 mars dernier à Nantes, en constitue un bonne illustration : compte tenu de l’importance qu’elle représentait, les composantes radicales de l’opposition à l’aéroport ont trouvé un consensus sur la manière dont devait se dérouler le cortège afin de faire rebondir la lutte.
Un des problèmes de nos milieux, c’est qu’on y raisonne presque toujours uniquement en termes de face-à-face avec l’Etat, alors que réduire un mouvement social à un conflit avec lui présente le risque de faire oublier l’objectif de cette mobilisation. Quoi qu’il en soit, s’il faut assumer dans l’antirépression les divers niveaux de conflictualité, il importe d’être d’entrée clair-e sur les limites de notre soutien et sur les objectifs qu’on se fixe, car cela permet de mieux résister ensuite aux éventuelles pressions – autrement il peut y avoir une « prise en otage », ou du moins des processus de culpabilisation de la part de ceux qui seraient les plus « radicaux » envers ceux qui seraient des timorés voire des « traîtres ».

Comment éviter que l’antirépression tombe dans le combat « démocratique » ? Alors que, dans une entreprise, on peut se battre pour un meilleur salaire sans avoir l’impression de défendre par là le salariat, en matière d’antirépression, certain-e-s ont le sentiment qu’en s’aventurant sur ce terrain ils-elles vont défendre l’idée d’une possible « bonne » justice. Pourtant, empêcher que des gens aillent en taule et se battre pour sauvegarder et agrandir nos espaces de lutte, ce n’est pas défendre l’« Etat de droit » : c’est défendre des droits en essayant de faire reculer la capacité des flics à agir contre nous, créer un rapport de forces par la solidarité afin d’affronter la répression.

Pour qu’un collectif antirépression ne se réduise pas avec le temps à un service social ou à un spécialiste du droit, il faut que ses membres aient un intérêt propre, dans leur lutte contre la société, à se situer sur ce terrain-là. Donc que ce collectif dispose d’une autonomie dans son action de soutien, pour pouvoir dire davantage que les personnes poursuivies (dans le prolongement de leur discours et avec leur accord), en dénonçant la répression contre tel ou tel sur la base d’une réflexion politique propre. On peut ainsi dénoncer le rôle de la BAC, l’usage des flash-balls, le prélèvement d’ADN, etc. Autour des inculpations pour bris de panneaux Decaux, on peut se bagarrer contre la publicité, ou contre la rénovation urbaine, sa signification et ses conséquences sociales.
En théorie, dans les milieux antirépression, on ne fait pas de distinction entre prisonniers « politiques » et « sociaux » ; qu’en est-il dans la réalité ? On retrouve dans les milieux antirépression cette distinction couramment faite dans la société – et le soutien aux prisonniers sociaux est fonction des actes pour lesquels ils sont poursuivis. Ainsi, un militant révolutionnaire soutiendra plus facilement un dealer de shit qu’un assassin, un voleur qu’un pédophile. Et d’autres clivages se font…

Au cours des années 1970, la séparation entre « politiques » et « droit commun » a été contestée parce qu’un mouvement de fond interrogeait l’ensemble de la société et des structures de pouvoir. Dans la lutte contre les quartiers de haute sécurité (QHS), menée majoritairement par des « droit co » pendant les années 1980, cette séparation n’était pas faite ; le statut de prisonnier politique avait été débattu à l’intérieur de la détention, et les personnes investies dans la solidarité n’étaient donc pas embourbées dans cette question. Mais les luttes anticarcérales menées dans les années 1990 sont retombées quand les prisonnier-ère-s qui y étaient investis se sont retrouvés en quartier d’isolement (QI) pour des périodes très longues, avec des tabassages, etc. Et dans la société actuelle la séparation entre « politiques » et « droit co » n’est plus contestée.

Il est aujourd’hui difficile de tisser des liens entre les luttes ou les secteurs de la société. L’échec des Interluttes qui ont été tentés ici ou là il y a quelques années le montre : ils ont rapidement avorté tandis que grandissait la nécessité de défendre des jeunes poursuivi-e-s pour avoir participé aux mouvements de contestation successifs dans l’éducation. Et si, au départ, dans le combat des « Conti » et leur refus du prélèvement d’ADN, il y avait quelque chose d’intéressant sur le plan politique, ils n’ont malheureusement pas défendu une position politique de classe, et la « gauche » en a profité pour demander le non-fichage ADN des seuls militants syndicaux.

Le rapport de forces
avec la justice

Comment lutter contre l’institution judiciaire en tant qu’instrument visant à défendre un ordre social ? Beaucoup d’illusions existent dans la population concernant la « justice ». Y compris dans les cités, malgré les slogans du type « Police partout, justice nulle part » souvent lancés, on le constate avec les comités vérité justice (CVJ). Nombre de gens pensent encore que le tribunal est un endroit d’où peut se dégager une forme de vérité si on présente des témoins et des preuves – et cela même si le flic ou le patron est toujours relaxé… (Les procès sont cependant aussi les seuls événements autour desquels peut se construire la mobilisation _– et où se déroule une vérification de l’égalité, une mise en lumière des contradictions car c’est uniquement là que l’affrontement avec l’Etat sur ces questions prend de la consistance.)

Il y a donc tout un travail de désacralisation de l’institution judiciaire à faire. Il faut montrer à quoi sert la répression, et que le tribunal n’est pas un espace de vérité et de justice, l’instance de régulation des relations sociales et l’outil idéal pour que cela se passe le mieux possible dans une « démocratie ».
La « justice » prétend juger sur des faits, mais c’est une justice de classe ; les lois sont politiques, et les mêmes types de population sont visés partout. On doit insister là-dessus : selon la position sociale, la peine ne sera pas la même ; et, avec les dispositifs de surveillance et de contrôle social, les lois sécuritaires, c’est une réalité de plus en plus marquée (6). Pas besoin d’avoir fait quelque chose pour être réprimé-e : fréquentations, lectures et tout un ensemble d’autres éléments constituent ce qui, à un moment donné, permet à l’Etat de désigner une personne comme son ennemi. On peut être poursuivi-e sur des intentions, pour « association de malfaiteurs », etc. A un moment donné, ce sera l’« ultra-gauche » qui sera ciblée ; à d’autres, les islamistes… selon les objectifs du moment que se fixe le gouvernement. La chasse aux sans-papiers implique que tous les immigré-e-s subissent beaucoup plus de contrôles d’identité que les autres, indépendamment de leur attitude spontanée par rapport à la police et à la « justice » – cependant, comme ce sont certaines catégories sociales qui sont réprimées et que les bandes de jeunes sont mixtes dans les cités, les contrôles de police ne se limitent pas aux Noirs et aux Arabes.
Les années 1980 ont été une période très difficile pour l’antirépression, et elles ont laissé des traces : les socialistes étaient au pouvoir, les mouvements étaient affaiblis ; il était très dur de bouger et on était assez isolé-e-s – plus qu’aujourd’hui encore : il y a maintenant davantage de collectifs et d’émissions de radio antirépression qu’à l’époque. C’est sous la gauche que s’est répandue l’idée, contre laquelle il faut lutter, qu’il n’y a pas de cause sociale à la délinquance ou au militantisme, seulement des responsabilités individuelles. Et cette idée s’est vraiment ancrée – il n’y a plus que des individus face au système, et ils sont responsables d’eux-mêmes à tous les niveaux, psychologique, personnel, etc.

Comment pallier la faiblesse actuelle de l’antirépression ? Dans le soutien, on n’a en général pas les moyens de mener des campagnes avec tractages sur les marchés, conférences de presse et autres, et nos discours tournent fréquemment à vide.
Concernant les interpellations et la mise en détention, il y a tout un travail d’information à faire – sur la nécessité de garder le silence, pour ne pas être tenté-e de dénoncer d’autres inculpé-e-s dans l’espoir de s’en tirer mieux par exemple. Les gens poursuivis devant les tribunaux sont souvent fragiles (manque de confiance en soi du fait de l’âge, de l’origine sociale, de l’inexpérience ; incertitude par rapport à la solidarité à attendre) ; de plus, un tribunal, c’est oppressant : il y a des flics et des caméras vidéo partout ; et il existe une grosse pression psychologique en garde à vue comme au moment des auditions.
On se heurte aussi au problème des gens qui refusent de parler au tribunal (« Je n’ai rien à prouver, rien à dire ») et qui cherchent seulement à s’en sortir moins mal – car pour ce faire ils s’en remettent à leur avocat, lequel agit à sa guise. Ils lui demandent quelque part de se salir les mains à leur place tandis qu’eux conservent leur « pureté » idéologique – même s’ils théorisent parfois cette incapacité à s’exprimer en prétendant le faire exprès, cela représente une contradiction certaine par rapport à leur critique du « démocratisme ».
Ne pas partir vaincu-e d’avance à un procès est très important : certaines personnes se disent que si on a la tête basse, on s’en sortira mieux, alors que les procès montrent en général le contraire. Ce n’est pas en se niant politiquement que les peines seront forcément moins lourdes. Quand des manifestant-e-s sont arrêtés en fin de manif et accusé-e-s d’avoir lancé des cocktails sur les flics, s’il n’y a pas de preuves à l’appui, il faut nier les faits, mais pas le pourquoi de la manif, le pourquoi on y était – ça c’est le contenu politique, et ce qui compte dans cette situation de répression. Nier à la fois les faits et la raison de sa présence dans une manif revient à se faire criminaliser sans avoir pu ou voulu s’exprimer politiquement.

D’autres ne partent pas perdant-e-s à un procès et revendiquent son enjeu politique. Et puis, au niveau du dossier, il peut y avoir des vices de forme, et on voit parfois des relaxes ou des peines moins lourdes qu’attendu pour des cas qui semblaient perdus d’avance… La véritable question à se poser concernant l’attitude au tribunal est donc : se sert-on de l’occasion pour dire quelque chose – non pour essayer de convaincre le juge, mais pour s’exprimer politiquement ? On peut parfois vraiment « faire de la politique » à partir de procès (ceux pour « terrorisme » en particulier) en se défendant à l’intérieur du palais de justice et en faisant de l’agitation au-dehors – avec des manifs, et même des contre-procès (le Mouvement de l’immigration et des banlieues [MIB] en a organisé, à une époque, souvent à la suite de crimes racistes et sécuritaires). C’est ce qu’on appelle les procès de rupture ou « procès-tribune » (7).
Quand les procès arrivent en fin de mouvement, ils peuvent être une façon de continuer la lutte. C’est le moment de construire un argumentaire, de dénoncer les conditions faites aux inculpé-e-s. Mais, dans ce genre de situation, on craint les conséquences que peut avoir notre action sur ces personnes et c’est une situation pas facile à gérer.

Les stratégies de défense

Comment se construit une stratégie collective de défense ? Ce type de stratégie implique une réflexion commune entre accusé-e, comité et avocat-e pour définir l’attitude de chaque partie ; et également une réflexion sur le rapport à la presse et aux « démocrates », qui se pose assez vite quand la répression s’abat. Il faut arrêter des objectifs concernant la salle d’audience mais aussi l’extérieur (revendications, dénonciation...), et l’articulation entre les deux. Comment mobiliser sur ces contenus, élargir les forces… A Reims, la structure de solidarité avec les sans-papiers travaille ainsi sans problème depuis vingt-cinq ans avec le même avocat, parce que celui-ci est motivé par ces affaires et toujours prêt à discuter de la défense à mener.

La parole de l’accusé-e est à prendre en considération tout au long du temps judiciaire ; mais c’est souvent problématique car elle n’existe pas toujours, ou elle est diverse parce qu’il y a plusieurs accusé-e-s. Si un-e accusé-e refuse de s’exprimer, le procès est joué d’avance ; et de même lorsqu’un avocat fait le contraire de ce qu’on attend de lui. Les relations avec les avocats sont très fréquemment difficiles. Quand ils présentent la personnalité de quelqu’un en disant : « C’est un bon citoyen, bien inséré dans la société ; pas un casseur, mais un manifestant… » plutôt qu’en développant une défense politique, ils ont forcément un impact sur la conduite du procès. La plupart du temps, ils sont évidemment là pour faire en sorte que « tout se passe bien ». (Concernant le procès de la dépanneuse de police à Paris, les inculpé-e-s ont craint jusqu’à la fin ce qu’allaient dire leurs « défenseurs ». Au cours des années précédentes, ceux-ci leur avaient réclamé 25 000 euros chacun, avaient contacté dans leur dos leurs familles pour leur soutirer de l’argent… Les relations avec eux ont été constamment conflictuelles.) Tel jeune avocat peut bien sûr avoir envie de faire une défense politique, mais les rapports avec lui, comme n’importe quelles relations humaines, peuvent évoluer avec le temps – il ne sera plus intéressé par ce type d’affaires, certaines choses lui auront déplu au fil des ans, il aura acquis un certaine notoriété…

Etant donné cette situation, certaines personnes avancent l’idée d’une charte avec les avocats, dans le genre de celle du réseau Résistons ensemble contre les violences policières et sécuritaires. Cette charte pourrait constituer une sorte de feuille de route pour les avocats, mettant en avant la nécessité d’un travail collectif entre eux-elles, les inculpé-e-s et les comités de soutien, et où seraient consignés divers engagements et consignes (pas de défense d’un client au détriment d’un coinculpé, pas de dépassement d’honoraires sans discussion préalable, possibilité pour les inculpés d’avoir prise sur leur défense et leur dossier, etc.).

Dans quelle optique se construit une stratégie judiciaire ? Une défense peut être soit de connivence soit de rupture. A Poitiers, il n’y a guère que des procès de connivence depuis des années : les prévenu-e-s sont souvent silencieux et les éventuelles belles envolées viennent donc des avocats. Il y a eu dans cette ville pas mal de procès pour « outrages-rébellion », et aussi des actions antipub contre des panneaux Decaux, avec des tracts d’explication que le comité antirép a diffusés en assumant leur contenu, alors que l’avocat-e se démenait toujours pour démontrer que ce ne pouvait pas être son client ou sa cliente qui avait fait ça, que le policier ne pouvait pas voir l’infraction de là où il se tenait, etc. Donc on avait d’un côté une campagne de soutien ne se démarquant pas des actions et de leur contenu politique, pour se solidariser avec, et de l’autre des plaidoiries Bisounours.

En revanche, un procès de rupture s’est déroulé à Nantes au printemps dernier : cinq paysans étaient accusés d’avoir balancé du fumier contre la façade du siège de Vinci. C’était une petite affaire, et ils avaient des avocats nuls ; mais tout ce qui était demandé à ces avocats, c’était qu’ils se battent pour faire témoigner certaines personnes – et celles-ci ont expliqué le geste des paysans, disant que c’était normal de balancer du fumier, que Vinci était un salaud… Bref, ces paysans avaient choisi à bon escient leurs témoins, des gens considérés comme assez « honorables » et qui parlaient bien.
La rupture, ce n’est pas dire : « On n’a rien à faire avec la justice », mais resituer un acte dans son contexte pour en expliquer les raisons, alors que l’Etat isole cet acte pour en faire un cas individuel. Il s’agit de donner aux procès une dimension politique – et aussi d’en faire un enjeu de solidarité ; sinon, on en reste à la seule dimension d’une personne avec ses proches, et tout repose sur la responsabilité individuelle. Dans le procès du flash-ball au printemps dernier, au lieu de chercher à démontrer la responsabilité individuelle du policier qui avait tiré, l’objectif aurait pu être de demander la suppression des flash-balls, et de s’attaquer à la BAC et aux flics. Dans celui de la dépanneuse de police, la défense aurait pu être axée sur les procédures antiterroristes pour dépasser le cas des inculpé-e-s. Et à Villiers-le-Bel, en juin, on aurait pu faire le procès des témoins anonymes… Il faut considérer, en fonction du rapport de forces, ce qu’on peut mettre en avant de façon largement audible. Cela implique de voir la « justice » comme une instance sociale de contrôle qui prolonge et cristallise les rapports de forces existant à l’extérieur du tribunal. Si on ne peut fixer un objectif politique permettant de dire : « On ne défend pas des gens mais on se bat contre un système », on reste dans de la peur, de l’affectif, du juridique, toutes choses très difficiles à collectiviser. Souvent, on parvient à se défendre un peu et à s’en sortir juridiquement pas trop mal, mais sur le plan politique on a perdu parce qu’on n’a pas quitté le cadre du judiciaire.

1. Notamment l’émission-journal L’Envolée ; et Christophe Soulié avec son ouvrage Liberté sur paroles – contribution à l’histoire du Comité d’action des prisonniers, Analis, 1995.

2. Les parents ou ami-e-s de jeunes de banlieue tués par la police ou poursuivis en justice créent plus souvent, ponctuellement, des comités de soutien tels que les comités vérité justice.

3. Ainsi, deux ans d’affilée, un Forum antirépression a rassemblé à Poitiers une dizaine de collectifs qui ont organisé ensuite une Journée nationale d’action contre les violences policières.

4.Quand les risques judiciaires encourus sont peu importants, il n’est pas toujours évident de trouver la juste mesure de la réaction : par exemple, à Toulouse, des gens arrêtés pour un tag dans une manif se sont vu coller des inculpations pour appel à l’émeute et dégradation. S’il faut refuser la répression du taggage, est-il nécessaire à cette occasion de faire des tracts, d’appeler à des rassemblements… ?

5.Dans l’introduction à De la stratégie judiciaire publié en 1968 par Jacques Vergès, il est dit qu’il faut comprendre la justice comme un monde ni plus ni moins cruel que la guerre ou le commerce, comme un champ de bataille. Cela implique, avant un procès, d’arrêter l’attitude à avoir en fonction des éléments que possède l’autre partie, de ceux sur lesquels on peut s’appuyer et surtout de l’objectif qu’on se fixe.

6. Grâce à la loi de juillet 2011 qui modifie l’internement, l’Etat va également recourir de plus en plus à la psychiatrie pour réprimer des révoltes individuelles qui ont très souvent une dimension sociale

7. Voir à ce sujet CA n° 220, « Stratégie judiciaire : face à la répression, il n’est pas défendu de se défendre ».

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette