Accueil > Actualités, Tracts et Communiqués > Actualités > [État espagnol] Occupations, expropriations… répression !

Andalousie

[État espagnol] Occupations, expropriations… répression !

vendredi 10 août 2012, par WXYZ

Suite aux actions de mardi dans deux supermarchés, la répression n’a pas tardé.
Ordre du ministre de l’Intérieur d’arrestation des participants aux visites de supermarchés, descentes de polices en soirée ou au petit matin aux domiciles de militants connus, mises en examen de 7 personnes à ce jour (vendredi 10 août), expulsion du domaine de Las Turquilla occupé depuis 18 jours...
Tentative de synthèse des derniers évènements.


Actualisation sur la situation en Andalousie (arrestations, expulsion..)

Article précédent : État espagnol : Occupations, expropriations…

Des denrées « expropriées » ont été distribuées chez les familles d’un immeuble occupé

Mercredi, trois des charriots de nourriture récupéré dans le supermarché d’Écija ont été distribués par le SAT parmi les 36 familles d’un immeuble occupé de Séville.

« Aujourd’hui, j’ai fait des boulettes de viande », raconte une mère de famille et serveuse au chômage à un journaliste. Les sacs contenaient des pois chiches, des lentilles, du sucre, de l’huile, du lait, du riz...

Les 36 familles sans-domicile (118 personnes au total, dont 36 enfants) qui occupent depuis plusieurs mois un immeuble d’appartements, propriété d’un promoteur immobilier en faillite à Séville se sont réparties le contenu de trois charriots remplis de produits de première nécessité que leur ont apporté les militants du SAT, suite à l’action d’« expropriation » de la veille dans un supermarché Mercadona.

<img2081|center>

Cette okupa appelée « Corrala de Vecinas la Utopia » est constituée de familles ouvrières au chômage du quartier de la Macarena, qui pour la plupart ont perdu leurs logements et ont été expulsés pour avoir cessé de payer le loyer ou le prêt hypothécaire. Une grande partie d’entre elles ne perçoivent aucune allocation, d’autres, des aides ponctuelles ne dépassant pas 300 euros…

Réponse répressive de l’État espagnol

Dès qu’a été connue la nouvelle de ces actions menées dans deux supermarchés d’Andalousie, le ministre de l’Intérieur du gouvernement de l’État espagnol, Jorge Fernández Díaz, a réagi en déclarant qu’il avait donné l’ordre d’arrêter toutes les personnes ayant participé à ce « vol ». Qualifiant cette action d’« intolérable », il a déclaré : « nous sommes tous conscients que ça va mal pour les gens, mais la fin ne justifie pas les moyens », en ajoutant qu’il ne permettrait « en aucun cas » que la loi soit violée, car sinon « ce serait la loi de la jungle. »

Ce à quoi ont répondu rapidement dans un communiqué publié sur leur site Internet, les familles de l’okupa ‟Corrala de Vecinas la Utopia” déclarant que « nous voulons préciser à monsieur Fernández Díaz que la Loi de la Jungle est déjà en vigueur dans notre société, car on ne peut expliquer autrement que des centaines de familles soient pratiquement expulsées chaque jour de leur logement par des établissements bancaires qui ont, en plus, reçu de grandes quantité d’aides publiques ».

Le même jour, le ministre en question a rappelé que le gouvernement allait durcir la loi en ce qui concerne l’ordre public, notamment en introduisant le délit de « résistance passive » à l’autorité, ce qui permet de poursuivre pénalement toute personne qui manifeste y compris les plus « pacifiques » puisque ce sont elles qui sont visées. L’information, n’est pas nouvelle, elle remonte au printemps dernier, mais qu’elle ressorte maintenant participe du climat répressif que les dirigeants politiques entendent instaurer.

Alors que jusque-là les actions du SAT étaient passées sous silence par les médias, c’est maintenant l’exact opposé ; la droite, la gauche, les éditorialistes de la presse (comme El País, centre-gauche) se déchaînent contre les actions illégales-injustifiables-dans-un-État-de-droit, préjudiciables à « l’image de l’Andalousie et de l’Espagne à l’étranger » et visant rien de moins qu’à « attaquer l’État de droit » selon une députée andalouse du PP. Un journaliste (ABC, droite) s’est même lâché : « J’espère que c’est la dernière fois que j’interroge un élu qui vole dans les supermarchés (…) C’est un acte répréhensible à 100 % ! »

Les premières arrestations.

Mercredi soir, 2 militants du Syndicat Andalou des Travailleurs (SAT) ont été arrêtés sur ordre du ministre espagnol de l’Intérieur. Les deux détenus, l’un de Hornachuelos (province de Córdoba) et l’autre de Cuevas de San Marcos (Málaga), ont refusé de répondre aux interrogatoires lorsqu’ils ont été transférés au commissariat.
Le lendemain matin, jeudi, ces 2 militants ont été présentés devant la justice, et ont de nouveau refusé de répondre des faits qui leur sont reprochés. Ils ont été mis en examen pour "vol avec violence" et "désordre public" puis remis en liberté dans la journée de jeudi avec interdiction de s’approcher à moins de 300 mètres de supermarché.

Gauche et droite unis contre les actions d’expropriation

Si la droite se déchaîne contre le syndicat andalou, la gauche n’est pas en reste.
Le PSOE a déclaré que les actions menées par le SAT étaient des actes de « sauvagerie ». Le vice-secrétaire général du PSOE d’Andalousie, Mario Jiménez a déclaré qu’elles révélaient de la « théâtralité populiste ». Il a ajouté que les détentions étaient tout à fait normales dès lors que les lois n’étaient plus respectées car « celui qui commet une illégalité doit rendre compte de cette illégalité devant la justice ». Il s’est félicité de la position « raisonnable » du mouvement IU (Gauche Unie, sorte de Front de gauche, autour du PC) avec lequel il gouvernela Junta d’Andalousie, qui s’est publiquement désolidarisé de ces actions.

Le fait que José Manuel Sánchez Gordillo, militant historique du SOC-SAT, maire de Marinaleda soit aussi député de IU au Parlement andalou ajoute à la polémique et à la confusion. Accusé d’être un meneur de ces « attaques » contre des supermarchés, alors qu’il a pris soin de ne pas participer directement à l’opération tout en étant présent et solidaire, la droite en profite pour demander à IU de prendre des mesures contre lui. Le secrétaire à l’organisation du PSOE, Óscar López, est tout à fait d’accord avec cela et a assuré ce vendredi que « la loi est la même pour tous, y compris pour les représentants politiques » et que ces derniers, quels qu’ils soient, méritaient d’être poursuivis. IU a déclaré, sous couvert d’anonymat comme on dit, que Gordillo était maintenant « hors de contrôle ».

Sánchez Gordillo et son mouvement politique, le Colectivo de Unidad de los Trabajadores (CUT), fait partie de IU-Andalousie, mais en opposition avec la ligne majoritaire de participation au gouvernement autonome avec le PSOE.

Cinq autres détenus

Ce vendredi, on apprenait l’arrestation de cinq nouvelles personnes, effectuées soit la veille, soit dans la matinée, identifiées par la police comme ayant pris part aux actions dans les supermarchés de Carrefour (près de Cadix) et Mercadona (Écija, province de Séville). Parmi eux se trouve le secrétaire à l’organisation du SAT, José Caballero, ainsi qu’un militant de Grenade et trois de Jaén.
Quant à Sánchez Gordillo, qui ne peut pas être arrêté en sa qualité d’élu, il a reçu ce vendredi, dans sa mairie de Marinaleda, une citation à comparaître « dans les plus brefs délais » devant un juge d’instruction du tribunal d’Écija.

Pour l’instant, le bilan de la répression est de 7 personnes poursuivies pénalement.

Premières actions de solidarité

A Grenade, une trentaine de personnes (parmi lesquelles Juan Pinilla, auteur-compositeur interprète de flamenco très connu au-delà de la région) ont remis aux autorités un document qu’ils ont signés et dans lequel ils s’auto-accusent d’être complices et instigateurs intellectuels des attaques contre les supermarchés. Le secrétaire local du SAT, Francisco Cabrerizo, a réaffirmé qu’il s’agissait qu’une « expropriation symbolique » de produits de première nécessité et a critiqué la manière dont se font les arrestations, pendant la nuit, rappelant d’autres époques, pendant que les vrais voleurs, qui détournent des milliards, ne sont pas inquiétés.

De son côté, Sánchez Gordillo a déclaré que ce n’était pas un vol mais une « soustraction » d’un montant représentant « moins d’un dix millionième des profits » que réalise Mercadona.

Cette chaîne de supermarché est en effet connue pour les multiples conflits sociaux relatifs aux conditions d’exploitation, au harcèlement, agressions et de répression contre les travailleurs qui se battent et les syndicalistes combatifs (notamment de la CNT dans nombre de magasins au cours des dernières années) et dont le propriétaire, Juan Roig, est devenu l’une des principales fortunes du pays.
En 2006, le plus important conflit du secteur de la grande distribution s’est déroulé dans le Centre logistique de Mercadona pour tout le nord-est de la péninsule, à Sant Sadurní d’Anoia (Catalogne), conflit où la CNT en a été à l’origine (licenciement de 3 délégués) et où ce syndicat anarcho-syndicaliste a joué un rôle primordial dans le déclenchement de la grève, son animation et la solidarité avec le mouvement.

<img2080|center>

C’est le même Roig qui avait déclaré il y a peu que la seule façon d’« en finir avec la crise » était de « travailler comme les Chinois » (sic !).

Le chanteur Juan Pinilla, en remettant la lettre collective d’auto-accusation à la sous-délégation du gouvernement de Grenade a improvisé devant les soutiens et les médias présents une copla d’un fandango fort à propos dont voici les paroles : « Me lo roban y me lo prenden / al que roba pa comer / me lo roban y me lo prenden / y quien roba mucho miles /no lo encuentran ni los duendes / ni tampoco los civiles » (ce qui donne à peu près ceci : « Ils me le volent et me le prennent / celui qui vole pour manger / ils me le volent et me le prennent / et celui qui vole des milliers de fois plus / ne le trouvent ni les duendes [lutins] / ni les (gardes) civils »)

Expulsion de la finca de Las Turquillas

L’offensive répressive s’étend à la dernière occupation menée par le SAT, celle de Las Turquillas, propriété de l’armée. A 6h du matin, les forces de police en nombre (une centaine d’agents, 17 véhicules) sont intervenues avec un « ordre strict d’expulsion ». Les membres du SAT, parmi lesquels se trouvent Sánchez Gordillo ont demandé que l’évacuation « soit pacifique et sans incidents » et que la police laisse les occupants démonter le camp et récupérer leurs affaires. A 8h, la police poursuivait les contrôles d’identité.

<img2083|center>

« Nous avons démonté le campement et nous sortons de la propriété, parce que l’affrontement avec la Garde Civile n’était pas l’objectif. Ce qui est clair par contre, c’est que nous allons de nouveau occuper la propriété », a déclaré Sánchez Gordillo à la Radio Nationale Espagnole. De son côté, Diego Cañamero, le leader du SAT, a déclaré exactement la même chose à d’autres organes de presse.

Dans la matinée, plus de 300 personnes, la plupart en provenance de Marinaleda, se sont déplacées avec ‟leur” maire à Las Turquillas pour dénoncer l’expulsion et soutenir l’occupation.

Une des personnes arrêtées dans le cadre des poursuites pour l’action des supermarchés a été arrêtée lors du contrôle d’identité.

La suite…

La vague répressive n’est sans doute pas terminée. Et de ce côté-là, c’est l’inconnu. D’autant que le PP étudie la possibilité de porter plainte contre le SAT pour avoir, sur son site Internet, soi-disant détourné le logo du parti de droite en l’accolant avec une croix gammée.
Le dessin a été enlevé du site (« pour ne pas favoriser la stratégie répressive et de criminalisation du parti du gouvernement ») et remplacé par une photo où l’on voit ensemble le dictateur Franco et Fraga Iribarne, fondateur du PP.

Le maire de Marinaleda a appelé le gouvernement à prendre des mesures visant à « obliger les chaînes de supermarchés à donner à la Croix-Rouge ou à Cáritas les produits alimentaires avant qu’ils aient atteint leur date de péremption, afin qu’ils soient livrés aux familles qui n’ont aucun moyens de subsistance ». Faute de quoi, de nouvelles opérations dans les supermarchés auront lieu.

Le SAT a confirmé et précisé son projet de marche. Elle partira le 16 août de Jodar, la localité andalouse qui détient le record absolu du taux de chômage, et se dirigera vers Jaén, la capitale provinciale de ce village.

Suite à la première réaction à Grenade, les sections locales du SAT sont appelées à convoquer des assemblées et à prendre des initiatives.

Les actions directes de désobéissance, de réappropriation, d’auto-réduction, ont tendance à se multiplier dans tout le pays, même si la presse n’en parle pas, même si cela reste encore des actions isolées les unes des autres, ponctuelles et généralement de l’ordre du symbolique.
Il y a quelques semaines, le 6 juin dernier, une « assemblée des chômeurs et chômeuses » de Ferrol, organisés autour du syndicat indépendantiste galicien CIG avaient mené une action dans un supermarché de la ville. Quelques caddies pleins avaient été présentés aux caisses et les chômeurs avaient fait mine de vouloir payer en présentant leur carte de demandeurs d’emploi. La police avait été appelée rapidement et s’est contentée de vérifier les identités. Là aussi, action symbolique. Ils avaient déclaré vouloir les remettre à une association délivrant des repas aux personnes sans ressources de la ville.

Plus important est le mouvement de refus de payer les péages autoroutiers. A l’instar du mouvement « Je ne paie pas » de Grèce, il existe un mouvement de ce type en Catalogne en train de se développer, tandis que certaines professions visées par les coupes budgétaires (fonctionnaires, pompiers…) se mettent aussi à lever les barrières…

Entre l’occultation totale et la soudaine diabolisation/criminalisation de ces actions, il est clair que les politiques de droite et de gauche qui se partagent les pouvoirs institutionnels, les ‟grands” syndicats UGT-CCOO (que l’on n’entend même pas protester hypocritement contre la répression) et la presse du régime, craignent surtout le développement de ces pratiques de désobéissance collective, d’expropriation/réappropriation, leur banalisation et légitimation grandissante, et que du ‟symbolique” de plus en plus de gens décident de passer à un mode d’action plus “réel” quant aux objectifs...

XYZ pour OCLibertaire
Le 10 août 2012

_ _ _

Site de la Corrala de Vecinas La Utopia (Séville)

http://corralautopia.blogspot.com.es/

Site du SAT

http://www.sindicatoandaluz.org/

Répondre à cet article

3 Messages

  • Ventre affamé n’a pas d’oreille !

    repondre message

  • Le SAT a entrepris une ‟marche ouvrière” appelée « Andalousie debout ! » quelques jours à peine après les actions d’« expropriations » dans deux supermarchés.

    Cette marche doit parcourir successivement les diverses provinces de la Communauté autonome.
    Dans la province de Jaén où elle a commencé, la marche a provoqué des réactions d’opposition… du côté du PSOE. Dans au moins deux communes, les édiles de ce parti ont refusé de mettre des installations municipales (terrains de sport, douches…) au service des marcheurs qui affrontent les températures caniculaires de l’été andalou.

    Dans la ville de Jódar, où déjà le SAT avait été expulsé de son local et où les marcheurs n’ont pas pu accéder aux douches et toilettes de la commune un employé municipal, récemment embauché sous contrat temporaire de deux semaines renouvelable au service du nettoyage, a été licencié par le maire PSOE pour avoir rejoint la marche en dehors de son temps de travail.

    Lors de la seconde étape de la marche, dans la province de Córdoba, les marcheurs ont dès le deuxième jour envahi un palais luxueux, propriété d’une cousine du roi d’Espagne, Juan Carlos. Malgré un dispositif policier important, les marcheurs (deux cent environ) ont réussi à surprendre la vigilance de la Garde Civile et à s’infiltrer vers 12h30 dans jardins somptueux, de style Versaillais et d’une surface de 8 hectares, du Palacio de Moratalla où ils se sont installés. Certains n’ont pas résisté et se sont baignés dans la piscine du complexe hôtelier de luxe.
    Trois cent autres marcheurs sont restés à l’extérieur. Dans un premier temps, les militants du SAT ont annoncé qu’ils ne sortiraient que sur injonction d’une décision de justice. Les propriétaires du Palais ont déclarés qu’ils ne pourteraient pas plainte tant qu’il n’y a pas de dommages constatés. La police est restée à l’extérieur. Finalement, les journaliers, après avoir réussi à récupérer de la nourriture depuis l’extérieur, ont décidé de passer la nuit sur place et de reprendre leur marche vers Córdoba le lendemain matin.
    Le propriétaire des lieux avait finalement porté plainte… et l’ordre d’expulsion est arrivé au moment où les occupants partaient, vers 8h du matin.

    Les militants du SAT ont fait savoir à la presse, très présente, qu’ils continueront avec des occupations ‟symboliques” pendant la marche et que de nouvelles personnes ont annoncé qu’elles rejoindront la marche dans les prochains jours.

    Le 22 août

    repondre message

    • paru dans CQFD n°104 (octobre 2012), par Nicolas Arraitz, illustré par Yohanne Lamoulère
      mis en ligne le 12/12/2012

      L’Espagne s’enfonce dans une récession qui a tout l’air d’un vol à main armée. « Ce n’est pas une crise, c’est une arnaque », affirmait le mouvement du 15-M – baptisé par la presse « mouvement des Indignés ». Comme partout ailleurs, après avoir renfloué les banques, l’État a constaté – ô surprise ! – que les caisses étaient vides. Conclusion : il faut é-co-no-mi-ser ! Comment ? En tapant sur les dépenses publiques, bien sûr. Éducation, santé, retraites, indemnisations de licenciement et de chômage… Et la bulle immobilière ayant fait flop, les chiffres du chômage explosent – on prévoit 6 millions de demandeurs d’emploi d’ici à la fin 2012, 25 % de la population active, 50 % des jeunes – et les expulsions pour loyer ou crédit impayés se multiplient. 12 % des foyers espagnols ont tous leurs membres sans travail, 336 000 familles ne comptent sur aucun revenu.

      Plus de dix millions de personnes pourraient passer sous le seuil de pauvreté d’ici 2013. À Madrid, les manifestations sont quotidiennes et l’opération « Encerclons le Parlement » du 25 septembre, où la police a démontré son aptitude à se déchaîner sur le premier passant venu, a connu un succès massif, et s’est répétée plusieurs jours de suite. Alors que les nationalistes catalans menacent de faire sécession pour « ne plus devoir payer les chômeurs du Sud », l’Andalousie, qui, elle, depuis des siècles, ne connaît que la crise, résiste. Côté rat des villes : la Corrala Utopía, immeuble neuf occupé par 36 familles à Séville. Côté rat des champs : Somonte, une ferme de 400 hectares occupée par des sans-terre sans travail. Le pont qui les relie : l’expropriation de supermarchés par des chômeurs…

      « Somonte pour le peuple »

      A sept heures du matin, une dizaine d’ouvriers agricoles attendent l’embauche sur un trottoir obscur, au carrefour de la route de Séville et de celle de Palma del Río. Dans un bar de La Campana, localité rurale aux confins de la province de Séville, les agriculteurs prennent leur café accompagné d’un verre de sol y sombra (anis et cognac). On discute debout au comptoir, un œil sur les résultats du foot à la télé. Quand Mariano Rajoy apparaît à l’écran pour vitupérer la manifestation « Encerclons le Parlement » de la veille, les clients lui tournent le dos, certains entamant la conversation avec le serveur, d’autres riant de la blague d’un vieux à la voix cassée par le tabac. Personne n’écoute le chef du gouvernement alors qu’il flatte « les Espagnols qui travaillent – quand ils le peuvent – et ne font pas la une des journaux ».

      Une dizaine de kilomètres plus loin, dans la province de Cordoue, un panneau aux couleurs du gouvernement régional signale l’entrée d’un chemin de terre : « Ferme de Somonte, transformation d’une agriculture traditionnelle en agriculture biologique ». Depuis le 4 mars 2012, cette exploitation de 400 hectares est occupée par des ouvriers agricoles du Syndicat andalou des travailleurs (SAT). Ce jour-là, 600 personnes ont pénétré sur le domaine. Car le jour suivant, le gouvernement andalou par Yohanne Lamoulère JPEGs’apprêtait à vendre aux enchères plus de 20 000 hectares de terres publiques pour se renflouer après la réduction draconienne des budgets imposée par le gouvernement central. Ces terres allaient retomber dans l’escarcelle de la noblesse latifundiste (Somonte appartenait au marquis de Montesión jusqu’en 1991), ou dans celle des banques récemment renflouées avec l’argent public. On proposait Somonte à partir d’un million et demi d’euros, en contradiction avec la loi de réforme agraire votée en 1984 – mais les autorités affirmaient qu’en privatisant, on fomenterait « une agriculture moderne et compétitive ». Oubliant que la majeure partie des terres agricoles aux mains des latifundistes sont laissées en jachère, pendant que leurs richissimes propriétaires se contentent de palper les généreuses subventions de la Politique agricole commune (PAC).

      Beatriz a rejoint l’occupation en juin, avec son mari et ses deux petites filles : « Deux ans que nous étions tous les deux au chômage. Plus de boulot aux champs, et je ne trouvais même plus de ménages à faire chez les particuliers, puisque tout le monde autour de nous est aussi en crise. On s’est fait couper l’eau, l’électricité, puis expulsés de chez nous. On s’est réfugiés chez mes beaux-parents, à quatre dans une chambre. » Depuis juin, Beatriz participe aux assemblées, aux travaux d’aménagement des hangars et à l’entretien des deux hectares de culture potagère. « Ma seule préoccupation, c’est une expulsion par la force. Je ne veux pas que mes filles voient ça, qu’elles soient traumatisées à la vue de tous ces uniformes. »

      Le 26 avril, au lendemain d’un pacte régional de gouvernement entre le PSOE (parti socialiste) et Izquierda Unida (le Front de Gauche local), 200 flics en tenue de combat, appuyés par une escouade de gendarmes, délogent les squatteurs. Quelques heures plus tard, 200 personnes réinvestissaient les lieux. Depuis, une vingtaine d’occupants font fructifier deux hectares de maraîchage, d’où ils tirent l’essentiel de leur nourriture et le surplus est vendu sur les marchés des environs. Avec l’aide d’une technicienne agronome, ils étudient la possibilité d’irriguer la zone pour augmenter la surface cultivable. Et la victoire est belle, puisque le gouvernement a interrompu la vente des terres publiques et affirme vouloir les mettre à concours pour des projets de production de type coopératif et biologique. « Révolution agraire, révolution sociale », clame un énorme graffiti sur la façade blanchie à la chaux. Jusqu’en mars, derrière cette façade de ferme expérimentale se cachait un grand vide. Le gouvernement andalou avait fait planter des paulownias, arbre asiatique dont l’écorce est utilisée comme combustible pour les barbecues. Ainsi que des chardons pouvant être utilisés dans l’élaboration de biocarburants (biodiesels), et de l’avoine. « Les champs étaient plantés, mais laissés à l’abandon. Les chardons étaient malades, l’avoine couchée. » Les dépendances étaient inoccupées, les appartements aussi. « Personne ne vivait ici avant nous », constate Ramón. La ferme ne donnait du travail qu’à trois ouvriers pendant trois mois de l’année, mais chaque hectare était subventionné par la PAC.

      « Pour l’instant, il n’y a qu’un puits avec une capacité de 20 000 litres renouvelables en dix minutes, affirme Lola, tête visible de l’occupation. Mais nous voulons passer d’une agriculture sèche à une agriculture d’irrigation. Les eaux du Genil, plus gros affluent du Guadalquivir, sont disponibles à trois kilomètres d’ici. En aménageant les hangars, nous pourrions emballer et conserver le produit de nos champs avant de le commercialiser dans la région. Cela donnerait du travail à plusieurs centaines de personnes. » L’exemple vient de Marinaleda, village en résistance situé à une quarantaine de kilomètres d’ici. Là-bas, les ouvriers agricoles ont occupé les terres du duc del Infantado depuis 1983, répondant à chaque expulsion par une nouvelle occupation. La coopérative del Humoso fonctionne aujourd’hui sur 1 200 hectares et donne suffisamment de travail pour que Marinaleda puisse se vanter de ne pas connaître le chômage.

      « Andalou, n’émigre pas, reprends la terre », revendique un graffiti dans la vaste cour de la ferme. Au-dessous, au pochoir, les portraits de Malcolm X, Zapata, Abdelkrim, Blas Infante et Geronimo. Un âne, des poules, une vingtaine de brebis, trois chèvres. Les dons ont transformé Somonte en petite arche de Noé… « Nous nous réunissons en assemblée pour les décisions importantes, mais aussi pour partager les tâches quotidiennes. Pour beaucoup, c’est difficile, en tant qu’ouvriers, nous sommes habitués à être commandés par un contremaître toute notre vie. Certains, après que l’assemblée a décidé qui fait quoi, viennent quand même me demander : “Lola, c’est quoi que je dois faire, déjà ?” »

      Les repas sont pris en commun dans un salon décoré de coupures de presse et d’une photo de Raúl et Fidel Castro. Comme pour répondre aux moues dubitatives, Lola tente un petit pont : « Il y a un mois, je suis allée à Barcelone avec un camarade pour participer à des rencontres sur les alternatives sociales au capitalisme et, dès que nous avons eu un moment de libre, nous sommes allés sur la tombe de Durruti [1]. » Autour de la table, ça parle haut, ça chambre, ça rigole. Pepe, quinquagénaire au visage buriné, raconte son parcours : « Adolescent, j’étais chevrier. À 18 ans, je créais ma première boîte de plomberie. Par la suite, j’ai été tenancier de bar et de boîte de nuit, inventeur, commerçant ambulant… Je suis venu à Somonte parce que j’avais besoin de sentir la terre sous mes pieds et puis surtout de participer à un projet collectif. »

      Les onze charriots de la gratuité

      Le 9 août, des chômeurs et des membres du Syndicat andalou des travailleurs ont fait leurs courses dans le supermarché Mercadona de la petite ville d’Écija. Onze chariots remplis de victuailles sont passés sans payer. « Si tu emportes pour moins de 400 euros, ce n’est pas considéré comme un délit, mais quelques caissières se sont accrochées à nous comme si leur vie en dépendait, raconte Lola. Bien qu’il les paye au lance-pierre, leur patron les a persuadées de porter plainte contre nous. » Selon les chiffres officiels, les grandes surfaces en Espagne bennent 40 000 tonnes d’aliments par an. « De quoi nourrir 35 000 familles », s’offusque Lola. Avec la crise, on voit de plus en plus de gens faire la queue devant les conteneurs à déchets, à l’aube. » Le contenu des onze Caddie a été livré aux corralas, ces immeubles sévillans occupés par des familles que l’hypothèque a jetées à la rue.

      Corrala la Utopía

      Les occupants de la Corrala la Alegría ont été délogés le 19 septembre aux aurores. Mais à Séville, il reste encore plusieurs immeubles occupés, et fiers de l’être. C’est le cas de la Corrala la Utopía, un bâtiment flambant neuf investi par plus de quarante familles dans le quartier San Lázaro. « J’ai vécu vingt ans dans le quartier du Vacie, un bidonville en bordure du fleuve. Il n’y a toujours pas d’eau courante, là-bas. » La Toñi, qui a visiblement du sang gitan dans les veines, est une mère courage qui participe activement à cette récupération de biens inutilisés. Elle ouvre volontiers sa porte et montre avec fierté son chez-soi au parquet brillant et aux murs immaculés. Le promoteur avait prévu de vendre cet appartement de 60 m2, 300 000 euros. « Il y a trois ans, j’ai obtenu un HLM en banlieue. Au départ, le loyer était de 216 euros par mois. Mais en deux ans, il a doublé. Seule avec mon fils, je n’arrivais plus à payer et au bout de huit mois, on m’a expulsée. C’était très dur. J’ai laissé mon fils à mes parents et je suis allée dormir dans une voiture en panne garée dans un box de parking. La journée, je cherchais de la ferraille dans les poubelles, que je chargeais dans un Caddie avant de la revendre. J’étais en pleine dépression. Un jour que je pleurais en marchant dans la rue, David, un garçon du mouvement 15-M, m’a abordée : “On monte une assemblée de mal-logés, tu veux y participer ?” »

      Le 16 mai, trente-six familles – 106 adultes et 39 enfants – ont pénétré dans cet immeuble, dont aucun appartement n’avait été vendu depuis la fin des travaux, il y a deux ans. Premier problème : lorsque les nouveaux arrivants ont branché l’eau, celle-ci a bien coulé des robinets, mais a aussi infiltré les cloisons et les parquets. Les ouvriers, que le constructeur n’avait plus payé depuis deux mois, avaient coupé les canalisations à la scie circulaire avant de replacer les caches en porcelaine des lavabos… « Chez mon voisin, l’eau a même giclé des prises et du plafonnier ! », se souvient une Toñi hilare. « Heureusement, il y a parmi nous des plombiers et des électriciens au chômage. Nous sommes devenus une vraie famille. On s’est tous raconté nos vies, on se fait confiance et on se soutient. Je peux laisser ma porte ouverte, il n’y a rien à craindre. Mes parents, puis ma sœur et ses deux enfants, expulsés eux aussi, nous ont rejoints. »

      Le promoteur a eu maille à partir avec la justice. Fraude fiscale, corruption politique et urbanistique, détournement de fonds… Il a préféré se déclarer en faillite et l’immeuble devrait revenir à ses créanciers. Mais la banque Ibercaja, principale créancière de l’escroc, vient elle aussi de se déclarer en faillite… En attendant, des familles expulsées de chez elles pour loyers ou crédits impayés occupent les lieux. Alors que sa mère montre avec fierté des photos de manif sous les fenêtres du maire où elle crie au premier rang, Juan José surgit tout essoufflé et raconte qu’une patrouille de police vient de le contrôler, l’accusant d’avoir jeté des pierres sur les voitures. « Ils m’ont fait croire qu’ils allaient m’embarquer, puis ils m’ont dit de filer rejoindre les miens, “ces squatteurs pouilleux”. Je leur ai répondu que chez nous c’était peut-être plus propre que chez eux et je suis parti en courant. »

      Au début de l’été, la municipalité a fait couper l’eau et l’électricité. L’eau a vite été rebranchée, mais lorsqu’ils ont tenté la même opération pour l’électricité, les gens de la Utopia ont fait disjoncter le transfo qui alimente le quartier. Le lendemain, l’ABC, quotidien conservateur, persiflait : « Les squatteurs de la Utopía : Si nous n’avons pas de lumière, personne n’en aura ! » Malgré tout, la plupart des riverains, susceptibles eux aussi de perdre un jour leur toit et leur job, ne voient pas d’un mauvais œil l’occupation. « Les chauffeurs de bus font le signe de la victoire quand ils nous voient au balcon, se réjouit Toñi. Les automobilistes klaxonnent. Au marché d’intérêt national, on nous donne des cagettes pleines de légumes. Ceux qui n’ont pas de revenus se les répartissent. Moi, par exemple, comme j’ai un contrat de trois mois dans une maison de retraite, je laisse ça aux autres. »

      Croisé au bar du coin, Primi a une allure qui tranche avec les bleus de travail et les tabliers de ménagère qu’on rencontre dans les couloirs de la Corrala. La trentaine insouciante, lui et sa compagne travaillaient dans le tourisme : « On bossait comme saisonniers sur des bateaux de croisière, on voyageait, bien payés, sans souci, sans engagement politique, la belle vie. Puis les contrats se sont fait rares, on a eu du mal à payer le crédit de notre maison et la banque a tout repris… » En Espagne, celui qui perd son bien est obligé de continuer à payer le crédit à la banque… « Voilà comment nous avons rejoint la Utopía. »

      Pour construire des liens avec le voisinage, la Utopía organise des séances de ciné gratuit dans la cour. Les locaux commerciaux vides, situés au rez-de-chaussée, ont pu accueillir une rencontre andalouse sur les expériences et réponses populaires aux problèmes de logement. La Toñi : « Nous ne faisons de mal à personne. Moi, j’ai toujours parlé à tout le monde, Gitans, Payos, Noirs, Chinois, Arabes… Je n’ai pas de préjugés. À part peut-être contre certains policiers et journalistes… L’autre jour, on a viré une envoyée de la télé régionale qui demandait à Raquel, enceinte, pourquoi elle fait des enfants si elle n’a pas de quoi leur offrir un toit. »


      Notes

      [1] Buenaventura Durruti (1896-1936), figure majeure de l’anarchisme espagnol, mort durant la guerre civile.

      (source : ici)

      repondre message


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette