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17 morts lors d’une intervention policière pour expulser des sans-terre

[Tierra y Libertad] Au Paraguay, la lutte pour la terre se réprime dans le sang

lundi 18 juin 2012, par ocl2446

Le dernier bilan fait état de 17 morts, 11 paysans sans terre et 6 policiers. En outre, il y aurait 80 blessés et un nombre inconnu de détenus.


La propriété de 2000 hectares d’un riche patron de supermarchés et ancien sénateur du Parti Colorado (conservateur), soutien de la dictature de Stroessner, était occupée depuis plusieurs semaines par environ 150 paysans sans terre. Le président « de gauche » Fernando Lugo s’est empressé de déclarer son « appui absolu » aux forces de l’ordre et a donné l’ordre à l’armée de se déployer dans la zone pour soutenir les policiers engagés dans l’opération conformément « à la Constitution et à la loi ». Pour la forme, le ministre de l’Intérieur a démissionné.

Cela s’est passé dans le département de Canindeyú, dans la partie orientale du pays, limitrophe du Brésil, à environ 400 kilomètres de la capitale Asunción. C’est dans cette région que sont établis nombre de ‟Brasiguayos” (contraction de Brésiliens et Paraguayens), riches brésiliens propriétaires et exploitants du soja, installés dans les zones les plus fertiles du pays, le bassin du Paraná.

Ce conflit met en lumière de manière caricaturale la question de la propriété foncière dans ce pays. La propriété en question dans ce conflit, est en outre une réserve forestière naturelle, qui appartenait à l’Etat et qui l’a littéralement donné à une des plus grandes fortunes du pays.

La Commission Vérité et Justice (CVJ) a publié la semaine précédente un rapport faisant état que, durant les 35 années de la dictature de Stroessner (1954-1989), près de 6,75 millions d’hectares ont été distribués par l’État à des soutiens du régime et dans les 15 années (1988-2003) qui ont suivies la fin de la dictature, un autre million d’ha a quitté la propriété publique. Selon la CVJ, ces terres « mal acquises » correspondent à 32,7% de la surface arable du pays et 19,3% de sa superficie totale (406 750 km²).

L’ensemble des organisations paysannes, y compris celles qui soutiennent d’ordinaire le gouvernement ‟progressiste”, accusent l’exécutif et le rendent responsable de la tuerie.

Les luttes pour la terre ont repris de la vigueur depuis avril 2011, quand a démarré une occupation de terres à Ñacunday (Alto Paraná, sud-est du pays), par des familles sans terre de cette localité, faisant partie d’une des propriétés du principal latifundiste du pays, le ‟roi du soja” Tranquilo Favero, lui aussi ‟colorado-stroessneriste”, Brasiguayo installé depuis les années 70 et qui possède à lui tout seul plus d’un million d’hectares dans le pays, dont 400 000 se trouvent à Ñacunday. Le conflit se poursuit toujours.

En marge des organisations paysannes traditionnelles, un nouveau mouvement paysan - qui a décidé de passer à l’action par l’occupation de terres « mal acquises » - est en train d’émerger au Paraguay. En face, les maîtres de la propriété terrienne et de l’agrobusiness ont décidé de ne pas se laisser faire, et ils en ont les moyens. Et dans cet objectif ils semblent pouvoir compter sur le soutien d’un gouvernement « de gauche », comme ailleurs, pour défendre leurs intérêts, dans le sang si nécessaire.

Pour en savoir un peu plus, voici un article rapportant les propos de Milda Rivarola, historienne, sociologue, agronome, connaissant parfaitement le sujet.

TyL, le 17 juin 2012

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Paraguay : « Dans l’histoire récente, il n’y a pas eu d’événements aussi graves que ceux de Curuguaty »

(Article de Infobae.com)

C’est ce qu’assure l’historienne Milda Rivarola, consultée par Infobae América, après les 17 décès provoqués par les affrontements entre la police et les paysans au cours d’une expulsion

Selon la version officielle, un groupe de 300 policiers est entré dans l’hacienda de Blas Riquelme, un ancien sénateur du Parti Colorado, qui était occupée par la Liga Nacional de Carperos. Dès lors, on suppose que des paysans armés ont tendu une embuscade aux policiers et ont initié un échange de tirs.

« Il y a eu beaucoup de versions fausses. Les armes qu’ils avaient étaient des machettes, des fusils et des revolvers de calibre 22 et 38, ce qui est normal à la campagne. Il n’y avait pas d’armes de guerre, comme cela a été dit. Sinon, il y aurait eu probablement plus de morts », a déclaré Rivarola.

« Il n’y a pas d’antécédents d’attaques de paysans avec des armes. Par contre, il y a plus de 100 paysans qui ont été tués par la répression de la police depuis les années 90 » a-t-elle ajouté.

« La crise sociale la plus grave de ces dernières années »

Pourtant, cela ne devrait surprendre personne. La situation des paysans du Paraguay est de plus en plus urgente et les réactions de certaines organisations semblent hors de contrôle.

« La question foncière a été en s’aggravant et n’a pas été traitée. Avec la globalisation, il y a eu un très grand saut dans l’économie agro-exportatrice, ce qui a augmenté le prix de la terre et sa concentration, laissant les paysans sans protection. Selon le recensement agricole de 2008, 2,5% des exploitations détiennent 85% de la terre. Il n’y avait pas eu de politiques de création d’emplois en milieu rural, de répartition des terres, et de promotion de l’agriculture familiale au cours des deux dernières décennies », a déclaré l’historienne.

Mis à part une minorité privilégiée qui a réussi à s’allier avec le marché des agro-exportateur et modernisé, l’effet le plus évident de ces changements a été l’expulsion des populations rurales. Beaucoup sont allés vers les pays voisins comme l’Argentine. « Le reste va et vient dans le pays, va vers les villes, vit dans les bidonvilles des périphéries urbaines ou recherche des terres au moyen d’occupations. Il n’y a pas beaucoup d’issues, parce qu’il ne se créé pas d’emplois dans les campagnes et que les villes ne génèrent pas non plus d’emplois pour cette population », a-t-elle ajouté.

« Le mouvement paysan est très fragmenté »

Les organisations les plus traditionnelles sont la Federación Nacional Campesina et la Mesa Coordinadora Nacional de Organizaciones Campesinas. Toutes les deux, qui en général utilisent des méthodes de protestation pacifiques, avaient décidé d’établir une trêve lors de l’arrivée au pouvoir de Lugo, car il avait promis une réforme agraire. « Et l’accord a fonctionné, puisque que jusqu’à présent le gouvernement a été confronté au taux d’occupation de terres le plus bas de ces 20 dernières années », dit Rivarola.

« L’un des quatre axes du programme de Lugo était une réforme agraire intégrale, mais il n’y a eu pratiquement rien. Depuis ministère de l’Agriculture il n’y a pas eu non plus de politique sérieuse de soutien aux colonies, qui sont des établissements paysans créés dans les années 70, et qui sont restés sans routes, sans écoles ni services médicaux, et sont très vulnérables face à la pauvreté et la misère. Tout le monde s’accorde, le gouvernement et l’opposition que la question toujours reportée par le gouvernement, c’est l’économie paysanne. Il n’a rien fait parce que cela l’aurait conduit à toucher au pouvoir réel au Paraguay, qui sont les propriétaires fonciers et le secteur de l’agro-exportation. »

En réponse aux promesses non tenues faites par Lugo, et face à la politique de compromis mise en avant par les organisations traditionnelles, est née, il y a deux ans, la Liga Nacional de Carperos [NdT : de carpa, tente : qui vivent sous des tentes] beaucoup moins pacifique et tolérante que les autres. « C’est la fraction la plus radicale du mouvement paysan. Elle est apparue à San Pedro, qui est un département pauvre de la région orientale. Ils ont recours à l’action directe, aux coupures de routes, aux occupations de propriétés qu’ils considèrent comme étant mal acquises car ayant été distribuées au cours de la dictature d’Alfredo Stroessner pour récompenser les personnes de son entourage. Leur exigence principale est la répartition des terres. Ils sont appelés ainsi parce qu’ils prennent possession d’un terrain et s’installent sous des tentes. »

Les carperos se sont emparés de l’hacienda du politicien colorado parce qu’ils considèrent que, de par la façon dont elle a été acquise, elle devrait faire l’objet d’une expropriation. « Riquelme l’a ‟usucapé”[*], terme qui signifie qu’il a obtenu gratuitement une propriété de 2 000 hectares, qui appartenait auparavant à l’Etat. »

L’avenir

« Le nouveau ministre de l’Intérieur, Ruben Candia Amarilla, est du Parti Colorado, ce qui fait que maintenant une bonne partie du gouvernement de Lugo est Colorado. Probablement va commencer une politique de répression plus intense politique contre paysans, parce que c’est ça la tradition de ce parti. Il s’agit d’un processus de droitisation de la société paraguayenne et du gouvernement » a conclu Rivarola.

Le conflit entre les paysans, les grands propriétaires des terres rurales et le gouvernement apparaît de plus en plus intense, et il est peu probable que le remaniement d’un ministre ou d’un chef de la police puisse changer la situation. Dans un pays où il en coûte à l’État de l’emporter sur les parties et d’établir des règles générales devant être respectées, et de garantir les droits fondamentaux pour tous les citoyens, il est difficile d’imaginer que des situations comme celles de vendredi dernier ne vont pas se répéter.

Darío Mizrahi

Infobae.com, le 16 juin 2012

[ Source : Ici ]

[ Traduction : TyL ]


[*] NdT : De usucapion. Le mot "usucapion" ou "prescription acquisitive" désigne la manière dont la propriété immobilière ou foncière peut s’acquérir par une possession paisible et publique prolongée. La possession prolongée d’un bien ‟à titre de propriétaire” (qui « vaut titre »), peut déclencher l’acquisition gratuite et légale du titre.

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