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CA n° 220 mai 2012

Stratégie judiciaire

Face à la répression, il n’est pas défendu de se défendre avec en encart un texte de Michel Foucault

mercredi 2 mai 2012, par Courant Alternatif


Stratégie judiciaire Face à la répression, il n'est pas défendu de se défendre

L’histoire récente, celle des luttes anticolonialistes des années 1950-1960, puis celle des luttes du quotidien ou des prisons des années 1970 ont montré à quel point le droit en général et les procédures judiciaires en particulier étaient des espaces de lutte qu’il était nécessaire d’investir à un moment donné. Pourtant à entendre certains discours, on a l’impression que cette mémoire là s’est évanoui et n’a pas été transmise. Cet article propose quelques pistes à ce propos…

Depuis une quarantaine d’années, le nombre de prisonniers ne cesse de croître, justifiant, sans aucun vrai débat, la mise en chantier de nouvelles prisons, au nom de « l’humanisation » des conditions de détention. Le 1er avril dernier, la population carcérale s’élevait à 67 161 prisonniers. En février, l’assemblée nationale a voté la construction de 24 000 places supplémentaires. Presque dans le même temps, pour présenter son rapport annuel, Jean Marie Delarue, le contrôleur général des lieux de privation de liberté, déclarait lors d’une interview sur France Inter que si la Justice punissait comme il y a trente ans, il y aurait 30 000 détenus. Il a aussi indiqué que la population pénale avait doublé en quarante ans (ce qui n’est pas le cas de la population française). Les peines prononcées sont plus lourdes. Les libérations conditionnelles se réduisent. On incarcère davantage. On peut ainsi poser l’hypothèse que la répression s’est intensifiée, d’autant plus que le nombre de prisonniers n’est que la partie émergée de l’iceberg judiciaire. Ce chiffre ne prend pas en compte le nombre de procédures, les mesures de contrôle judiciaire, les amendes, les peines avec sursis, les travaux d’intérêt général, etc. C’est un effet de la politique de la « tolérance zéro » qu’il serait plus juste d’appeler « intolérance maximum » à l’égard des pauvres, des étrangers, des « déviants », de personnes investies sur des terrains très divers n’acceptent pas l’ordre établi, toutes ces personnes non conformes à un modèle et qui se retrouvent en première ligne de cette guerre sociale qui ne dit pas son nom (1). Cette situation n’a rien d’une fatalité. Elle est le produit d’une politique incarnée par des politiciens, des policiers, des juges, des experts de toutes sortes et autres criminologues, relayés par des journalistes. C’est un processus mais un processus n’est pas inéluctable. Il peut s’enrayer, dévier. C’est ce qui a pu se passer dans les années 1970 avec des militants du Comité d’action des prisonniers qui ont transformé en espace de lutte un certain nombre d’affaires judiciaires (2). Le CAP a sorti la stratégie judiciaire de l’arène des procès politiques pour l’installer sur le terrain social, et ses extensions dans la justice de « droit commun », la justice du quotidien. La stratégie judiciaire (3), c’est le titre d’un livre de l’avocat Jacques Vergès, publié en 1968, écrit à partir de son expérience de la défense des membres du FLN algérien mais aussi de celle de l’avocat communiste Marcel Willard qui avait été désigné par Dimitrov pour le procès de l’incendie du Reichtag, à Leipzig, en 1933. Willard était un des piliers du Secours rouge international, fondé à Moscou en 1922, pour soutenir, de par le monde, les emprisonnés communistes et leurs familles. A la fin des années 1920, le Secours rouge a créé l’Association juridique international. C’est dans ce cadre qu’a commencé à être pensée la défense, en terme politique, dans le cadre d’un procès. Cette association disparaît en 1939 avec l’interdiction du Parti communiste français. Après la Libération, le combat judiciaire ressurgit avec la succession des procès de militants des luttes de libération nationale (Madagascar, Côte d’Ivoire, Algérie), avec ses ruptures et ses continuités. Puis dans les années 70, dans le contexte très conflictuel de cette période, il sortira de son ghetto politique pour s’étendre à l’ensemble du champ social et de ses contradictions, à partir d’un mouvement, le CAP, qui avait affirmé dès son émergence, que tout prisonnier était politique.
Dans cet article, nous allons aborder d’une part ce processus historique qui a posé d’une certaine manière les rapports entre l’institution judiciaire, l’accusé et l’avocat, notamment dans le contexte des luttes anticoloniales et d’autre part les outils, les méthodes qui permettent de mieux définir la défense libre, à la fin des années 1970 et qui ont posé de leur point de vue la question du rapport entre les pratiques de défense et les luttes sociales.

Instrumentaliser le procès à des fins de propagande

En 1922, le Secours rouge international est fondé à Moscou afin de porter aide et assistance aux militants communistes emprisonnés de par le monde, notamment en ce qui concerne l’assistance juridique tout en réalisant un travail de propagande en partant de cette réalité là. L’avocat communiste français, Marcel Willard y joue un rôle très actif. Quelques années plus tard, le Secours rouge crée l’Association juridique internationale (AJI) afin de s’adresser directement aux professionnels du droit (avocats, professeurs…). L’objectif est d’enrôler le droit dans le combat politique (4). Le néologisme « innocentisme » n’existait pas encore mais il aurait pu apparaître dans les débats autour des questions de défense des militants emprisonnés. L’AJI se réfère ainsi à la « Lettre sur la défense » de Lénine, écrite en 1905, adressée à des emprisonnés de Moscou, membre du POSDR, le Parti social-démocrate de Russie dans laquelle il oscille entre le déni de toute légitimité de l’institution judiciaire et l’exploitation de tous les moyens d’expression offerts par la garantie des droits de la défense. Lénine insiste sur la nécessité d’instrumentaliser le tribunal à des fins de propagande politique. Sur ces bases, l’AJI va essayer de faire du droit, un instrument de lutte politique en partant d’un combat pour les droits de la défense, et en utilisant selon des contextes très différents les ressources offertes par les démocraties bourgeoises ou des régimes autoritaires. Les membres de l’AJI, dans les années 1930, sont confrontés à la question coloniale, dans la défense de militants indochinois. Ils dénoncent alors une justice de classe et une justice de race. De cette expérience de l’AJI, Willard va tirer un livre, La défense accuse, paru en 1938 et dont Vergès s’inspirera en partie quand il écrira la Stratégie judiciaire, en 1968. Le titre de ce livre annonce un basculement. Ca n’est plus l’accusation qui accuse, c’est la défense.
C’est un renversement considérable dans la manière de concevoir une défense. Willard y définit le rôle de l’avocat comme celui d’un militant qui doit se mettre au service de ses camarades tout en mettant à leur service les ressources de son expérience judiciaire. Mais ce type de défense reste confiné dans le cadre de procédures incriminant des militants politiques. On avait déjà rencontré des situations où l’accusé devenait accusateur, comme lors du procès de l’anarchiste illégaliste Jacob, à Amiens, en 1905. Mais avec ce qui s’amorce dans la démarche de l’AJI, la défense est théorisée et pensée dans un cadre beaucoup plus collectif, avec des pratiques dans des contextes différents, avec des écrits qui peuvent circuler et toucher d’autres milieux. Durant cette période, Marcel Willard va former des avocats qu’on va retrouver dans tous les combats judiciaires liés à la question coloniale, notamment le procès des parlementaires malgaches, en octobre 1948, celui des dirigeants du RDA (Rassemblement démocratique africain) et les procès des indépendantistes algériens, à partir des années 1950.

Les avocats s’organisent
en collectif

En Algérie, avant les opérations militaires de grande envergure, le gouvernement français privilégie la voie judiciaire. A partir de 1950, la police démantèle l’OS (Organisation spéciale) du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) avec l’arrestation de 363 militants dont 252 seront renvoyés devant des tribunaux correctionnels, sous l’accusation d’association de malfaiteurs, détention d’armes et d’atteinte à la sureté de l’Etat. En France, le contexte n’est pas du tout favorable. Les partis politiques locaux ne prennent pas en charge cette cause. Les militants incriminés sont criminalisés dans des procès de droit commun dont l’audience a lieu à huis clos (5).
Les avocats vont ainsi jouer un rôle central dans cette situation où ils vont faire le lien entre les accusés emprisonnés, le mouvement auxquels ils appartiennent qui fixe les objectifs politiques de la défense et l’information plus large, notamment en métropole. De plus on est dans une situation bien précise où des personnes sont jugées par les institutions d’un Etat qu’elles ne reconnaissent pas. Par rapport à ce contexte, le MTLD choisit de se défendre. Les avocats s’organisent en collectif pour assumer une rotation entre la métropole et l’Algérie et pouvoir répondre tout le temps à une situation nouvelle. La relation avocat/client se reconfigure avec la mise en place d’un système de défense collective. Et même si les accusés ne reconnaissent pas les institutions françaises, leurs avocats plaident aussi par rapport à la procédure en déposant des conclusions visant à la nullité des débats, avec la dénonciations des méthodes policières (l’usage de la torture), le non respect des libertés publiques et l’illégitimité du colonialisme : « L’avocat engagé dans les procès de l’OS contribue à finaliser en termes juridiques un argumentaire politique construit hors des prétoires par le MTLD. Mais en même temps, les avocats tentent d’offrir aux stratégies organisationnelles une assise juridique en démontant les mécanismes de l’article 80 [celui qui crée les conditions de la justice d’exception pour ces procès]. Leur argumentation tourne de l’acception juridique du terme « entreprendre », différent selon eux de « tenter » et qui suppose un commencement d’exécution, restant à prouver dans le cas de l’OS. » (6).
Cette bataille sur le sens des mots se retrouvera dans les pratiques de la défense libre. Du juridique, la défense peut alors revenir au discours politique en montrant les contradictions entre ces procédures issues des institutions de la Troisième république qui proclamait ouvertement son impérialisme et la Quatrième qui annonce dans le préambule de sa constitution que « la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs affaires » (article 18 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946). Dans ce contexte, la défense rentre dans un processus complexe dans lequel interviennent à des niveaux différents, les avocats engagés et les dirigeants politiques. Elle se focalise sur deux aspects : la publicité des débats par rapport au huis clos et la dénonciation de la pratique généralisée de la torture par rapport à la mise en avant des aveux des accusés. La position de ce collectif est traversée par des contradictions. Il est composé en partie d’avocats communistes. Or la position du PCF est plus qu’ambigüe sur la question de l’indépendance algérienne. De même ces avocats se retrouvent avec d’autres défenseurs, des avocats d’autres courants politiques mais aussi des avocats traditionnels, inscrits au barreau d’Alger.

Rupture ou connivence

Aussi les contradictions vont s’envenimer au sein de ce collectif avec les procès du FLN, directement liés à l’état de guerre, après 1954, notamment avec l’arrivée de Jacques Vergès. En 1956, le parlement français vote les pleins pouvoirs à l’armée. Les députés communistes se joignent à ce vote. En 1957, la bataille d’Alger commence mettant aux prises les indépendantistes algériens avec la dixième division parachutiste commandée par le général Massu. Avocat depuis 1955 et membre du PCF, Vergès se rend en Algérie en 1957. Il se rend alors compte qu’il est en désaccord sur l’organisation de la défense des militants du FLN. Le premier collectif de défense du FLN avait pris fin avec l’arrestation de tous les avocats algériens au cours de la bataille d’Alger. Vergès repose les bases de la défense et en 1958, le FLN tranche en sa faveur. Entre temps, il avait quitté le PC (en ne reprenant pas sa carte). C’est la naissance du deuxième collectif (7). Le livre de Marcel Willard est son guide. En lisant ce livre, il se rend compte que le système de défense dépend avant tout du contexte. « A y réfléchir, dit-il, j’ai pensé qu’en fait, ce n’était pas le caractère politique de l’infraction qui détermine le style de défense ». Le critère de distinction, c’est l’attitude envers le tribunal. Celle-ci peut être de rupture ou de connivence. Il y a connivence entre l’accusé, son avocat, le procureur, le président, la chronique judiciaire quand la défense cherche à montrer que l’accusé a des circonstances atténuantes et qu’il n’est pas si mauvais que ça. Il y a rupture quand l’accusé exprime une contradiction qui ne peut relever de la justice. La logique de la répression veut que le fait criminel, c’est-à-dire l’infraction légale, soit isolée de son contexte. Pour juger une infraction, il faut l’isoler. La défense de rupture, selon Vergès, est une manière de désenclaver le procès, de l’ouvrir sur la vie. La défense de rupture, c’est ôter à la justice son mystère, faire apparaître son caractère de violence légale et faire en sorte que dans un procès s’affrontent deux violences, celle de la loi et celle de l’individu. Aussi, elle implique l’adhésion de l’accusé et nécessite un minimum d’organisation. D’où le concept dont la mise en pratique va se renforcer, celui d’équipe de défense. Le rôle de l’avocat passe un peu plus au second plan (8).
En 1962, l’Algérie devient indépendante. Les militants indépendantistes sont libérés. Après s’être inscrit au barreau d’Alger, Jacques Vergès s’installe en Algérie. Il dirige la revue Révolution africaine. Il défend aussi des militants palestiniens. Il quitte l’Algérie assez vite, revient après le coup d’état de Boumediene, voyage beaucoup. En mars 1970, il disparaît et ne réapparaîtra à Paris qu’en décembre 1978 et il entre immédiatement en contact avec le CAP par l’intermédiaire de l’écrivain Georges Arnaud. En 1968, il avait publié la stratégie judiciaire.
Le comité d’action des prisonniers va s’approprier la stratégie judiciaire et en faire un véritable outil de lutte par rapport à ses problématiques. Le CAP s’est constitué à la fin de l’année 1972, porté par d’anciens prisonniers de la Centrale de Melun qui y avaient mené des luttes exemplaires contre la prison. Leur objectif est de continuer la lutte contre la prison en menant de front à la fois des revendications immédiates mais aussi en construisant des perspectives sur du plus long terme, comme l’abolition de la prison. Pour cela ils entendent créer un grand rassemblement de prisonniers et d’anciens prisonniers autour d’une analyse de classe de la prison – cette analyse les amenant à affirmer que tout prisonnier est un prisonnier politique. Mais à l’intérieur du CAP a émergé un autre groupe de personnes qui n’avaient pas subi de longues années d’emprisonnement, qui étaient contre la prison et la justice mais qui n’avaient pas pour objectif de créer un mouvement de masse et qui estimaient qu’un seul prisonnier en lutte donnait l’occasion à l’ensemble d’un groupe extérieur de lutter contre la prison. Nous les appellerons le groupe des « activistes ». C’est leur stratégie qui a été mise en œuvre lors des grandes campagnes du CAP : le droit de lire en prison, la diffusion du journal, la campagne contre les Quartiers de haute sécurité. Pour Jean Lapeyrie qui en est une des figures, l’important, c’est de se battre pour gagner, autrement dit se fixer des objectifs réalisables, palpables tout en les inscrivant dans la perspective du mouvement. Dans cette optique, la stratégie devient fondamentale : il faut définir la situation, se fixer un but politique à atteindre et mettre en place une tactique, notamment en constituant un front de lutte à partir des contradictions du système. Lapeyrie découvre la stratégie judiciaire, le livre de Vergès, alors qu’il était écroué à Blois, en 1976, suite à la révocation d’un sursis. Là, son avocat, Christian Revon, lui amène le livre qui tout de suite fait écho à ce qu’il pensait intuitivement.

Un rapport de force
inhérent à toute
situation juridique

La stratégie judiciaire passe ainsi sur le terrain du « droit commun ».
« Notre présence sur le terrain du droit, dit J. Lapeyrie, a toujours eu pour principe que l’illégalité était en face. Notre système de valeur est simple : nous démontrons sur le terrain du droit, quand ça nous rend service, que ce sont les autres qui sont incapables de respecter aucune légalité ni aucun droit » (9). A partir de 1975, se mettent en place des boutiques de droit. Des militants du CAP comme Agnès Ouin et J. Lapeyrie s’investissent dans celle du 19éme arrondissement de Paris au côté du juriste Dominique Nocaudie et de l’avocat Christian Revon. Dans le numéro 45 du CAP, en octobre 1977, cette boutique de droit explique son positionnement : l’individu doit lutter dans le rapport de force qui est inhérent à toute situation juridique qu’il vit au jour le jour. C’est la base de l’expérience de la boutique du 19éme. Deux principes sont posés, d’une part la discussion collective et d’autre part l’autodéfense (par la suite ce terme sera abandonné au profit de « défense libre ») Ce sont les isolés, ceux qui ne peuvent faire admettre leur vérité, celle de l’insolvable, celle du mal logé, celle du voleur, celle du marginal qui fréquentent les boutiques. La demande est le plus souvent individuelle. La discussion collective a pour but de rompre l’isolement et de faire prendre conscience à tout le monde que son problème n’est pas unique. Chacun exprime sa façon de voir ce qui doit permettre à la personne de situer son problème dans son contexte social, psychologique, familial. L’aspect juridique intervient ensuite et il est lui aussi débattu avec la personne afin qu’elle le saisisse le mieux possible. Le but de cette discussion est la prise en main par la personne de son propre problème, avec l’aide d’un groupe. Par cet échange, le problème se trouve situé dans le rapport de force qui le sous-tend. Le vrai problème n’est pas juridique. Il est situé dans son contexte et il sert à analyser les mécanismes du rapport de force en jeu pour préciser les motivations et le but à atteindre, compte tenu des désirs de la personne et enfin envisager des solutions possibles. La défense de rupture s’impose lorsque le problème est insoluble par les moyens juridiques traditionnels. Elle se situe alors à un deuxième niveau. On peut parler d’attitude de rupture dans la démarche de la personne lorsque celle-ci cherche à renverser le sens des textes de loi, règles, usages, bienséances qui ne sont souvent que l’expression institutionnelle d’un rapport de force préétabli. Elle consiste ainsi à déplacer le débat du contexte juridique au contexte sociologique, psychologique, politique, etc. Comme nous le voyons, le concept de défense de rupture, forgé dans la violence de la répression des luttes anticoloniales en étant approprié par des juristes militants d’un quartier populaire de Paris est passé sur le terrain de la justice du quotidien. Ensuite cette stratégie n’est plus limitée à une audience mais prend en compte tout le processus de la procédure judiciaire dont une éventuelle audience n’est que l’aboutissement. C’est là que la question de l’accès au dossier devient centrale. « Que fait l’accusation ?, demande Dominique Nocaudie. Elle utilise des procédés vieux comme le monde : puisqu’elle n’a pas la preuve, elle s’auto-convainc en faisant procès verbal sur procès verbal, rapports sur rapports sur ce qui est reproché à quelqu’un. Si l’accusé a fait des aveux, c’en sera fini de lui. Les pièces de l’accusation deviendront évidences ». C’est là qu’il est primordial d’accéder au dossier afin de connaitre sur quoi se fonde véritablement l’accusation, c’est-à-dire de quoi est-on précisément accusé. Agnès Ouin va mener une lutte concrète sur cette question. En 1976, elle comparaît à Paris pour outrage à agent. En fait, elle avait résisté aux policiers qui, en toute illégalité, voulaient l’empêcher de vendre le CAP devant la prison de la Santé. Elle se défend sans avocat. Elle démonte l’accusation qui ne repose que sur la parole des policiers et elle revendique pour se défendre, l’accès à son dossier. Celui lui est refusé. La cour d’appel confirme ce refus. Elle se pourvoit alors en cour de cassation qui rend un arrêt mitigé en février 1978 : celle-ci reconnaît le droit à tout prévenu d’avoir connaissance de l’intégralité des pièces de la procédure. Mais les avocats conservent leur position d’intermédiaire puisque l’accès au dossier doit se faire par leur entremise. Toutefois, la cour reconnait que l’avocat peut être récusé ensuite par son client, une fois la consultation effectuée. La question de la place de l’avocat est à nouveau posée. Le CAP affirme que la défense doit être libre pour être efficace. En 1977, le CAP rappelle que : « L’accusé, l’inculpé, le prévenu sont toujours maitres de leur dossier, l’avocat n’est que leur instrument. C’est d’abord aux clients des avocats de ne pas se laisser déposséder de leurs pouvoirs par des professionnels ». De même Babette Auerbacher, juriste, « handicapée méchante » et pas encore avocate affirme qu’un inculpé doit assurer sa défense lui-même et être assisté par qui il veut. Mais il doit pour cela exiger le respect des droits de la défense avec un temps de parole équitable et la possibilité d’interroger lui-même les témoins.

La défense libre

En 1980, le CAP s’auto dissout. Jean Lapeyrie reprend le titre et lance une deuxième série du journal qui devient la revue de la stratégie judiciaire. Entre temps Babette Auerbacher est devenue avocate et travaille avec Jacques Vergès. Dominique Nocaudie fait aussi partie du groupe avec le juge Etienne Bloche, le seul magistrat qui ait écrit dans le CAP. La revue est un élément central de cette immersion de la stratégie judiciaire dans des affaires très communes. Ces exemples concrets permettent de comprendre le fonctionnement de l’institution judiciaire. Ils contribuent à démystifier le droit et à le replacer dans son contexte. Ils montrent aussi qu’il est possible de gagner en utilisant ces méthodes. Le terme de défense libre s’est substitué à celui de défense de rupture jugé trop galvaudé. Deux rencontres, les assises de la défense libre, vont approfondir ce concept : en 1980, celle de la Sainte Baume à côté d’Aix en Provence puis en 1983, celle de Ligoure, à côté de Limoges. Là les pratiques y sont discutées, analysées en présence de nombreux intéressés.

« La défense libre, dit Jean Lapeyrie, c’est la nécessité à laquelle est confrontée tout justiciable qui se retrouve seul face à l’ordre judiciaire dans une procédure. Face à un tribunal, l’alternative n’existe pas. Le seul choix auquel les justiciables sont soumis est d’accepter de perdre ou de vouloir gagner. La philosophie judiciaire est simpliste, la combattre est simple. Par contre et par ailleurs, les champs de bataille où ce combat se livre sont multiples, changeants et complexes. »

Le CAP n’existe plus, ni la Boutique de droit du 19éme, ni le Réseau défense libre, ni le Comité d’action prison-justice mais il reste cette boite à outils qu’ils ont construit dans la lutte, dans la confrontation parfois très dur avec le pouvoir mais avec des victoires certaines. Et cette boite à outils ne demande qu’à resservir, à évoluer. C’est sans doute un des enjeux de notre période où un certain nombre de personnes sont confrontées directement ou indirectement à la répression.

Christophe

1. Sur cette mise en place de cette politique de la « tolérance zéro », il est intéressant de consulter le livre du magistrat Serge Portelli, Le Sarkozysme sans Sarkozy, Grasset, 2008
2. Pour en savoir plus à propos du CAP, lire le livre de Christophe Soulié, Liberté sur paroles, contribution à l’histoire du comité d’action des prisonniers, Analis, 1995 – diffusé actuellement par L’Envolée, 43, rue Stalingrad, 93100 Montreuil
3. Jacques Vergès, La stratégie judiciaire, Minuit, 1968
4. Sur l’AJI, on peut consulter l’article " l’invention du droit comme arme politique.."XXème siecle, revue d’histoire 1/2005, n° 85, p. 31-43.
5. Elbaz Sharon. "L’avocat et sa cause en milieu colonial. La défense politique dans le procès de l’Organisation spéciale du mouvement pour le triomphe des libertés en Algérie (1950-1952),In Politix, vol 16, n° 62, 2ème trimestre 2003, pp. 65-91.
6. Elbaz Sharon, op cit
7. La stratégie judiciaire hier et aujourd’hui, J. Vergès, J. Lapeyrie, S. Douailler et P. Vermeren in Les Révoltes logiques n°13, hiver 1981, pp 64-81
8. Par rapport aux pratiques de défense mise en œuvre par le deuxième collectif de défenseurs du FLN, on peut se reporter au livre d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les porteurs de valise, Seuil, 1982
9. La stratégie judiciaire hier et aujourd’hui, op cit

Se défendre Un texte de Michel Foucault

Voici un texte écrit par Michel Foucault pour les premières assises de la défense libre, à La Sainte Baume, en 1980. Foucault en est le seul auteur mais il a été cosigné par Jean Lapeyrie, Dominique Nocaudie et les avocats du réseau défense libre, Henry Juramy, Christian Revon et Jacques Vergès.

1- Evitons d’abord le problème ressassé du réformisme et de l’anti-réformisme. Nous n’avons pas à prendre en charge les institutions qui ont besoin d’être transformée. Nous avons à nous défendre tant et si bien que les institutions soient contraintes de se réformer. L’initiative doit donc venir de nous, non pas sous forme de programme mais sous forme de mise en question et sous forme d’action.

2- Ce n’est pas parce qu’il y a des lois, ce n’est pas parce que j’ai des droits que je suis habilité à me défendre ; c’est dans la mesure où je me défends que mes droits existent et que la loi me respecte. C’est donc avant tout la dynamique de la défense qui peut donner aux lois et aux droits une valeur pour nous indispensable. Le droit n’est rien s’il ne prend vie dans la défense qui le provoque ; et seule la défense donne, valablement, force à la loi.

3-Dans l’expression « Se défendre », le pronom réfléchi est capital. Il s’agit en effet d’inscrire la vie, l’existence, la subjectivité et la réalité même de l’individu dans la pratique du droit. Se défendre ne veut pas dire s’auto défendre. L’auto-défense, c’est vouloir se faire justice soi-même, c’est-à-dire s’identifier à une instance de pouvoir et prolonger de son propre chef leurs actions. Se défendre, au contraire, c’est refuser de jouer le jeu des instances de pouvoir et se servir du droit pour limiter leurs actions. Ainsi entendue, la défense a valeur absolue. Elle ne saurait être limitée ou désarmée par le fait que la situation était pire autrefois ou pourrait être meilleure plus tard. On ne se défend qu’au présent : l’inacceptable n’est pas relatif.

4-Se défendre demande donc à la fois une activité, des instruments et une réflexion. Une activité : il ne s’agit pas de prendre en charge la veuve et l’orphelin mais de faire en sorte que les volontés existantes de se défendre puissent venir au jour. De la réflexion : se défendre est un travail qui demande analyse pratique et théorique. Il lui faut en effet la connaissance d’une réalité souvent complexe qu’aucun volontarisme ne peut dissoudre. Il lui faut ensuite un retour sur les actions entreprises, une mémoire qui les conserve, une information qui les communique et un point de vue qui les mettent en relation avec d’autres. Nous laisserons bien sûr à d’autres le soin de dénoncer les « intellectuels ». Des instruments : on ne va pas les trouver tout faits dans les lois, les droits et les institutions existantes mais dans une utilisation de ces données que la dynamique de la défense rendra novatrice.

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