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« Nous sommes la crise du capital et nous en sommes fiers ! »

Intervention de John Holloway (*) au Left Forum à New York (18 mars 2012)

jeudi 26 avril 2012, par OCLibertaire

La crise nous confronte à ces deux options. Soit nous prenons la grande route de la subordination à la logique du capital, avec la pleine connaissance que cela mène directement à l’auto-extinction de l’humanité. Soit nous empruntons les chemins hasardeux – de nombreux chemins – de l’invention de mondes différents ici et maintenant…


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C’est pour moi une vraie joie d’être ici, mais cela me fait peur, parce qu’en réalité, c’est la première fois que je prends la parole dans le cœur de l’empire du mal. Je tiens également à remercier expressément les gardes de l’aéroport pour m’avoir laissé entrer dans le pays et vous rendre visite, dans cette terre de la ‟liberté”, de m’avoir permis de venir vous voir, ici, dans votre prison. Peut-être qu’ils m’ont laissé entrer parce qu’ils n’ont pas réalisé l’existence d’une mutinerie dans la prison, une rébellion dans le cœur de l’empire.

Nous sommes ici pour célébrer 2011, qui inonde la nouvelle année, 2012. Une année pleine de révoltes glorieuses dans le monde entier, parce que grâce à notre désobéissance, il est clair que nous sommes, nous, la crise du capital. Nous sommes la crise du capital et nous en sommes fiers. Assez, assez de dire que ce sont les capitalistes les coupables et la faute des banquiers. Le sens même de ces mots est non seulement absurde mais aussi dangereux, car elle nous constitue en victimes. Le capital est une relation de domination. La crise du capital est une crise de la domination : les dominants ne sont plus en mesure de nous dominer de manière efficace. Alors, nous sommes allés dans les rues pour manifester en déclarant que c’était de leur faute. Mais que disons-nous exactement ? Qu’ils devraient nous dominer de manière plus efficace ? Il est préférable de prendre l’explication la plus simple et dire ceci : si la relation de domination est en crise c’est parce que les dominés ne sont pas assez dociles, parce qu’ils ne se prosternent pas suffisamment. L’insuffisance de notre soumission est la cause de la crise.

Le capital n’est pas seulement un système d’injustice, c’est un système qui accélère l’exploitation, qui intensifie la destruction. Cela peut être théorisé de multiples manières, à travers la loi de la valeur, la formation de la valeur et son temps nécessaire, selon les sociétés, ou les théories de la baisse tendancielle des profits. Cependant, ce qui importe c’est que le capital est dans une dynamique d’attaque. Il y a un mouvement sans fin d’accélération, une éternelle transformation de ce qu’est le travail capitaliste. Cela ne signifie pas seulement une intensification du travail dans les usines, mais aussi une soumission croissante, tous les jours, de tous les aspects de la vie à la logique du capital.

L’existence même du capital consiste à serrer constamment la vis et la crise est tout simplement la manifestation de ce que la vis n’est pas serrée aussi vite qu’elle le devrait, qu’il y a une résistance quelque part. Résistance à travers les rues et les places, peut-être, résistance organisée, bien sûr, mais aussi peut-être la résistance des parents qui veulent jouer avec leurs enfants, des amoureux qui veulent rester une heure supplémentaire dans leur lit, des étudiants qui pensent qu’ils ont besoin de plus de temps pour la réflexion critique, des humains qui rêvent encore d’être humains. Nous sommes la crise du capital, nous qui ne nous soumettons pas assez, nous qui ne courrons pas assez vite.

En réalité, la crise a deux issues. La première consiste à nous excuser, à demander pardon pour notre manque de soumission, et ensuite à demander plus de travail. « S’il vous plaît, exploitez-nous plus et nous travaillerons plus dur et plus rapidement, nous allons soumettre tous les aspects de nos vies au capital, nous allons oublier toutes les bêtises infantiles du jeu, de l’amour et de la pensée ». C’est là la logique du travail aliéné, la logique inefficace de la lutte à travers le travail, ce qui se conçoit comme la lutte du travail aliéné contre le capital. Le problème de cette issue est que non seulement nous perdons notre humanité, mais aussi nous reproduisons le système qui nous détruit. Si au final, nous parvenons, chose très improbable, à contribuer à surmonter la crise du capital, alors le capital continuera plus vite, plus vite, plus vite à soumettre chaque forme de vie. Et puis viendra une autre crise et puis une autre et encore une autre et ainsi de suite, mais pas ainsi pour toujours, car il se peut que nous ne soyons pas loin de l’extinction de l’humanité.

L’alternative, parce que je pense que c’est la seule alternative, consiste à déclarer ouvertement que non, désolés, nous sommes la crise du capital et nous n’allons pas nous mettre à genoux, nous n’allons pas accepter ce que nous fait le capital, nous sommes fiers de notre manque d’obéissance et de notre refus de nous soumettre à la force désastreuse du capital. Nous sommes fiers d’être la crise du système qui nous détruit.

Regardez la Grèce, l’épicentre de la crise économique et du crédit aujourd’hui. Là-bas, la crise est tout à fait une crise de la désobéissance. Les capitalistes et les politiciens disent que les Grecs ne se soumettent pas beaucoup, qu’ils ne travaillent pas assez dur, qu’ils aiment bien faire la sieste et sortir le soir et qu’ils doivent maintenant apprendre ce que signifie d’être un vrai travailleur capitaliste. Et en donnant une leçon aux Grecs, ils ont aussi l’intention d’en donner une aux Portugais, aux Espagnols, aux Italiens, aux Irlandais et à tous les désobéissants du monde.

Et dans une telle situation, il y a deux options. La première, c’est de dire non, non, nous sommes des bons travailleurs, nous voulons juste plus d’emplois et nous allons prouver combien nous pouvons bien travailler, nous allons reconstruire le capitalisme en Grèce. Et l’autre consiste à dire, oui, vous avez raison, nous sommes paresseux et nous allons nous battre pour notre droit à la paresse. Nous allons nous battre pour pouvoir faire les choses à notre rythme, de la manière que nous pensons correcte, nous allons nous battre pour notre sieste, pour sortir le soir. Alors, nous disons non au capital et au travail capitaliste, parce que nous savons tous que le travail capitaliste a littéralement détruit la terre, qu’il détruire les conditions de l’existence humaine. Nous devons construire une nouvelle forme de vie sociale.

La première solution, dire que nous sommes de bons travailleurs, semble plus simple, plus évidente, mais peut-être ne sera-t-elle qu’une illusion, car la plupart des commentateurs disent que la récession en Grèce durera de nombreuses années, quel que soit le niveau de la conformité des Grecs.

Si vous voulez savoir à quoi ressemble la prorogation de l’échec du capital, sans aucun espoir de changement radical, regardez au-delà de la frontière de votre pays, la tragédie au Mexique, ou plus près, regardez, regardez vos centre villes… L’autre option, celle qui consiste à dire non au capital et établir une relation sociale différente, c’est ce que beaucoup de Grecs essaient maintenant, par choix ou par nécessité. Si le capital ne peut pas fournir la base matérielle de la vie, alors nous devons la créer d’une autre manière, en créant des réseaux de solidarité, en proclamant : « Aucune maison sans électricité » et en formant des équipes d’électriciens pour reconnecter le courant aussitôt qu’il a été coupé, à travers le mouvement ‟Je ne paie pas” les hausses d’impôts ou les péages, à travers le "mouvement des patates", par lequel les agriculteurs distribuent directement leurs pommes de terres et légumes aux villes à des prix très bas, à travers des marchés d’échanges, par la création de jardins communautaires et le retour à la campagne. Et en outre, par la récupération des entreprises, d’un hôpital et d’un journal. Il s’agit d’une manière compliquée et très expérimentale d’aller de l’avant, où il n’y a pas de ligne politique juste ni aucune pureté révolutionnaire. Très probablement, ces formes préfiguratives d’une nouvelle socialité ne sont pas encore assez fortes pour assurer notre survie et des compromis sont encore nécessaires. Mais c’est clairement la direction dans laquelle nous devons pousser – clairement la direction dans laquelle nous poussons et sommes poussés nous-mêmes.

Le monde que nous essayons de créer est un monde sans réponses, un monde où nous marchons en nous interrogeant, le monde d’une expérimentation. Mais nous sommes guidés par notre « Non » à l’inhumanité, à l’obscénité et au caractère destructeur du système capitaliste. Et guidés aussi par une étoile utopique distillée à partir des espoirs et des rêves de siècles de lutte.

La crise, donc, nous confronte à ces deux options. Soit nous prenons la grande route de la subordination à la logique du capital, avec la pleine connaissance que cela mène directement à l’auto-extinction de l’humanité. Soit nous empruntons les chemins hasardeux – de nombreux chemins – de l’invention de mondes différents ici et maintenant, à travers les fissures que nous créons dans la domination capitaliste. Et à mesure que nous inventons de nouveaux mondes, nous chantons haut et fort que nous sommes la crise du capital. Nous sommes la crise de la ruée vers la destruction de l’humanité … et nous en sommes fiers. Nous sommes le monde nouveau en train de surgir et qui dit : « Capital, dégage ! »

John Holloway
New York, 18 mars 2012


Traduction OCLibertaire

P.-S.

(*) John Holloway est professeur de sociologie à l’université de Puebla (Mexique). Marxiste hétérodoxe, proche des zapatistes, auteur de nombreux ouvrages, dont Changer le monde sans prendre le pouvoir. Son dernier livre (Crack Capitalism, 2010) est sur le point de sortir en version française aux éditions Libertalia, sous le titre Brèches dans le capital.

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1 Message

  • Du même, récemment.

    Désespoir et espoir

    mercredi 23 mai 2012, par John Holloway

    Lettre adressée aux participants au Blockupy Frankfurt [1],
    tenu du 16 au 19 mai 2012.

    À ceux qui ne s’adaptent pas à ce monde, à toutes celles et tous ceux qui, avec nous, n’acceptent pas le crépuscule de l’humanité,

    Maintenant, plus que jamais, le monde regarde simultanément dans deux directions.

    La première révèle un monde sombre et déprimant. Un monde de portes qui se ferment, fermeture de vies, de possibilités, d’espoirs. Ce sont les temps de l’austérité. Tu dois apprendre à vivre avec la réalité. Tu dois obéir pour survivre et abandonner tes rêves. Et ne crois pas que tu vas pouvoir vivre en faisant ce qu’il te plaît. Tu auras de la chance si tu trouves un travail. Tu pourras peut-être étudier, mais seulement si tes parents ont de l’argent. Et même dans ce cas, ne t’imagine pas que tu pourras étudier dans une perspective critique. La critique a fui les universités et c’est tant mieux. À quoi bon critiquer puisque nous savons tous que le monde suit une trajectoire fixe. Il n’existe pas d’alternative, la domination de l’argent est la seule réalité. Il vaut mieux que tu oublies tes rêves. Obéis, travaille dur quel que soit le boulot que tu auras la chance de trouver, sinon, la vie qui t’attend consistera à fouiller les tas d’ordures, puisqu’il n’y aura plus d’État-providence pour te protéger. Vois, vois ce qu’il se passe en Grèce et apprends ! C’est là l’appauvrissement qui t’attend, c’est ce qu’il t’arrivera si tu ne te soumets pas, c’est la punition que réserve l’école de la vie aux enfants qui ne se conduisent pas bien, qui ont des projets ambitieux, qui demandent trop.

    Cette leçon de désespoir, Dimitris Christoulas l’apprit très bien, trop bien, qui fit feu contre lui-même sur la place Syntagma, au centre d’Athènes, il y a quelques semaines. Le pharmacien retraité de soixante-dix-sept ans, dont la pension avait fondu à la suite des mesures d’austérité imposées par les gouvernements d’Europe, déclara : « Je n’ai pas d’autre solution, avant de commencer à chercher ma nourriture dans les tas d’ordures, que d’en finir avec ma vie. »

    C’est là le sens de l’austérité. C’est ce que les gouvernements d’Europe et du monde sont en train d’essayer d’imposer aux gens — tous les gouvernements, tous serviteurs de l’argent, qu’ils occupent une position dominante comme le gouvernement allemand, ou qu’ils ne soient que de simples fonctionnaires du système bancaire international, comme Papademos ou Monti. Les mesures d’austérité n’imposent pas seulement la pauvreté, elles brisent les ailes de l’espoir.

    Voilà la direction que le monde est en train d’emprunter, mais n’y a-t-il pas autre chose ? N’y a-t-il pas moyen d’en changer ? N’y a-t-il pas un autre visage du monde, qui indiquerait une autre direction ?

    La mort de Dimitris Christoulas signale deux directions : elle est à la fois désespoir et refus du désespoir. Dans la note qu’il laisse avant de se suicider, il écrit : « Je crois que les jeunes sans avenir prendront un jour les armes et pendront par les pieds les traîtres de ce pays, comme les Italiens pendirent Mussolini en 1945. » Dans le profond désespoir brille l’espoir.

    Le fondement de cet espoir est un simple Non. Non, nous n’accepterons pas ce que vous essayez d’imposer. Non, nous n’accepterons pas votre austérité. Non, nous n’accepterons pas la logique de l’argent, nous n’accepterons pas l’assassinat de l’espoir. Non, nous n’accepterons pas les obscènes inégalités du monde dans lequel nous vivons, nous n’accepterons pas une société qui nous accule à notre propre destruction. Et, non, nous ne proposerons pas d’alternatives politiques. Nous ne voulons pas résoudre leurs problèmes, car l’unique solution aux problèmes du capital est notre défaite, le futur du capitalisme est la mort de l’humanité. Même s’il résout cette crise, la prochaine n’est pas très loin, et sera encore plus brutale. Politiciens-banquiers, nous n’allons pas vous obéir car vous êtes le passé mort et nous sommes le futur possible. Le seul futur possible.

    C’est là notre espoir, nous sommes le seul futur possible. Mais ce futur possible n’est rien de plus qu’une possibilité. Sa réalisation dépend de notre capacité à retourner ce monde.

    Comment faire pour que ce monde change de cap ? Dimitris Christoulas parle des jeunes qui vont prendre les armes et pendre les politiciens aux réverbères. Cette idée est de plus en plus séduisante, et les politiciens du monde entier savent que ce n’est pas simplement un rêve ; c’est pourquoi, en Grèce, ils ont peur de sortir, c’est pourquoi, dans le monde entier, ils donnent de plus en plus d’armes et de pouvoir à la police. Cependant, si séduisante que soit cette idée, ce n’est pas par les armes que nous retournerons le monde et créerons quelque chose de neuf. Notre rage est d’une autre nature.

    Rage et amour. Refuser et créer. C’est là la seule façon de retourner le monde. L’amour et la rage vont main dans la main, la création naît de la négation. Nous sommes la furie d’un monde nouveau qui pousse vers l’avant et anéantit l’obscène puanteur du vieux. Notre furie n’est pas la furie des armes — la violence est leur arme, pas la nôtre. Notre furie est la furie de la négation, de la création frustrée, de l’indignation. Qui sont ces gens, politiciens, banquiers, qui croient pouvoir nous traiter comme des objets, qui croient pouvoir détruire la planète tout en souriant ? Ils ne sont rien d’autre que des valets de l’argent, de vils défenseurs et des assassins dans un système à l’agonie. Comment osent-ils essayer de nous ôter la vie, comment osent-ils nous traiter ainsi ? Nous refusons, nous n’acceptons pas.

    Nous crions un NON massif qui résonne dans tous les coins du monde, mais notre négation est peu de chose si elle ne s’appuie pas sur une création alternative. Notre NON au vieux monde est sans avenir si nous ne créons pas, ici et maintenant, un monde nouveau. La rage de notre négation déborde en une création du nouveau. La démocratie représentative est un échec et nous construisons une démocratie réelle sur nos places, avec nos assemblées, avec nos revendications. Le capital est incapable de satisfaire les besoins élémentaires de la vie ; nous créons alors des réseaux d’entraide. L’argent détruit et nous disons : « Non, nous allons créer une autre logique, un autre mode d’union » ; c’est pourquoi nous affirmons « aucune maison sans lumière » et nous organisons le rétablissement de l’électricité chaque fois qu’elle est coupée. Les huissiers viennent saisir nos maisons, nous organisons des protestations massives pour les arrêter. Les gens ont faim, nous créons des jardins communaux. La recherche du gain massacre les humains et les non-humains, nous créons de nouvelles relations, de nouvelles façons de faire les choses. Le capital nous expulse des rues et des places, nous les occupons.

    Tout cela n’est pas suffisant, tout cela est expérimental mais ce sont là les chemins à suivre, voilà l’autre visage du monde actuel, voilà le monde nouveau de reconnaissance réciproque qui se bat pour naître. Peut-être ne pourrons-nous pas changer le monde entier pour le faire tel que nous le voulons, mais nous pouvons créer ce monde nouveau et nous sommes en train de le créer ici et ici, et ici et maintenant, nous créons des fissures dans le système et ces fissures vont croître et se multiplier et se rejoindre. Nous n’allons pas accepter le déclin de l’humanité. Nous pouvons l’arrêter, nous allons l’arrêter, nous allons changer le devenir du monde.

    John Holloway

    Traduit de l’espagnol par Silfax.
    Notes

    [1] Blockupy Frankfurt appelait à des journées de contestation du 16 au 19 mai 2012 contre le régime de crise de l’Union européenne (UE), en opposition à la dévastation de la Grèce et d’autres pays, à la paupérisation et la privation de leur droits de millions de citoyens. Il s’agit notamment de dénoncer l’abolition de facto des procédures démocratiques suite aux décisions de la troïka, composée de la Banque centrale européenne (BCE), de l’UE et du FMI. Malgré les tentatives d’interdiction de manifestations, Blockupy maintient l’appel à la contestation.

    La ville de Francfort a été choisie en raison de son rôle important comme siège de la BCE et d’autres banques et consortiums puissants allemands et multinationaux.

    Traduit et publié ici : http://lavoiedujaguar.net/Desespoir-et-espoir

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