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la République qui pue

L’affairisme d’hier à aujourd’hui

dimanche 30 octobre 2011, par Courant Alternatif

La fin du quinquennat de Sarkozy est marquée par un retour spectaculaire des « affaires ». Après le feuilleton de la famille Bettencourt, héritière d’une des plus grosses fortunes de France, (le groupe L’Oréal fondé par Eugène Schueller, le financier de la Cagoule), qui a mis en lumière les relations troubles entre ces intérêts privés et un ministre de Sarkozy, Eric Woerth, l’affaire de l’attentat de Karachi commis en 2002 et attribué alors (à tort) à Al Qaida, a levé un coin du voile sur le phénomène des « rétrocommissions » versées par des régimes dictatoriaux et corrompus à nos politiques français via des intermédiaires sulfureux. Mais le dernier acte de ce grand déballage a eu lieu au mois de septembre lorsque Robert Bourgi, le fils spirituel de Foccart et de ses réseaux, a choisi de « balancer » ouvertement Chirac et De Villepin dans une interview au JDD


Retour en arrière sur les affaires de la Ve République

Cette succession de « scandales » est à l’évidence liée à l’ambiance de fin de règne sarkozyste mais pour autant, si on se replace dans la perspective historique de la Ve République, il n’y a pas de quoi être étonné. La période gaulliste a été celle des réseaux barbouzards, notamment avec la constitution du Service d’action civique (SAC) dont l’épilogue sanglant a été la tuerie d’Auriol en 1981 et la dissolution de cette organisation. La période de Giscard a été aussi fournie en diverses affaires, avec notamment certains « suicides » ou assassinats jamais élucidés jusqu’au sommet de l’Etat (De Broglie en 1976 et Boulin en 1979). Mais c’est avec la montée en puissance de la compétition électorale pour l’élection présidentielle dès les années 1970, puis le jeu de l’alternance dans les années 1980, que la question du financement des partis et des campagnes politiques va se poser de manière accrue. La manne traditionnelle était constituée par les grands chantiers du BTP qui permettaient au parti au pouvoir (à l’époque, c’était l’UDR) de se financer de manière occulte. Mais à partir de 1973, l’opposition, avec le Parti socialiste en tête, cherche elle aussi à avoir sa part du gâteau en créant sa propre « pompe à fric » avec la société Urba, un « bureau d’études » censé fournir des « conseils » aux entreprises souhaitant concourir pour des marchés publics lancés par des collectivités locales. En fait, le système revenait à faire financer indirectement par le contribuable local les besoins du parti en question dans la mesure où pour gagner un marché dans une collectivité locale gérée par des socialistes, les entreprises devaient se payer les services de ce « bureau d’études » et répercuter le surcoût sur leurs factures. Un autre système de financement indirect, développé dans les années 1980 notamment à la mairie de Paris tenue par le RPR a été le système des emplois fictifs. On a aussi utilisé quand on était au pouvoir les « fonds spéciaux » qui ne faisaient l’objet d’aucun contrôle. Mais à partir de 1981-82 avec la gauche au pouvoir, la décentralisation, puis à partir de 1986 avec le retour de la droite au pouvoir et les privatisations, la corruption devient trop voyante. Un certain nombre de juges (Jean Pierre, Halphen, Van Ruymbecke…) se mettent en enquêter sur ces affaires mais ils ne pourront jamais aller vraiment au bout la plupart du temps, du fait de diverses manœuvres d’obstruction (pressions sur les juges d’instruction, refus de collaboration des services de police, dessaisissement des magistrats en charge d’affaires sensibles, annulation de procédures pour vice de forme etc.). Pour faire croire qu’ils veulent lutter contre la corruption et donner un cadre juridique au financement des partis politiques, les politiques ont légiféré à plusieurs reprises (en 1988, 1990 et 1995). Mais en fait, avec le recul, force est de constater que ces lois n’ont eu aucun effet sur le phénomène de la corruption qui a continué à prendre de l’ampleur.

En effet, pour comprendre pourquoi la corruption, enracinée historiquement au sein du jeu politique en France, a encore de beaux jours devant elle, il faut la replacer dans un contexte international.

Les pompes à fric « offshore » de la république française

Au départ, on a un système qui a vu le jour au début des années 1960, connu sous le nom de « Françafrique », notamment depuis les écrits de François Xavier Verschave et les campagnes de dénonciation de l’association Survie. Il s’agissait pour l’ancienne puissance coloniale de maintenir les pays africains devenus formellement indépendants à partir de 1960 dans un cadre néocolonial, avec des relations particulières avec leurs dirigeants cooptés et protégés par les « services » français et la préservation d’intérêts stratégiques (bases militaires, approvisionnement en pétrole, gaz et uranium etc.). Mais assez rapidement, on a vu notamment avec Elf se développer un véritable système de prédation dont les bénéficiaires se trouvaient être aussi bien des responsables politiques français que des dictateurs africains mis en place et appuyés par l’Etat français, sans compter le milieu des intermédiaires « françafricains » qui s’est étoffé au fil du temps : d’abord des barbouzes et des diplomates, puis des avocats, des journalistes, des communicants », etc.

Le modèle de ce pacte de corruption néocolonial s’est créé à partir du Gabon. La pratique des valises de billets était déjà mentionnée dans le premier ouvrage de Pierre Péan : on y raconte comment la manne gabonaise a fait l’objet d’une rivalité entre les giscardiens et les gaullistes, puis aussi comment, juste avant les présidentielles de 1981, les émissaires gabonais sentant la victoire de Mitterrand devenir une éventualité sérieuse se sont présentés, rue de Solférino, avec une valise de billets, qui n’a pas été refusée

On voit donc que déjà à l’époque, c’est l’enjeu des présidentielles qui focalisait ce type de trafic. L’ancien directeur de la DGSE, Pierre Marion, nommé à l’époque en 1981 a utilisé l’expression de colonialisme à l’envers » pour décrire cette relation. Mais l’expression, souvent reprise sans critique, est trompeuse. Si Bongo et d’autres roitelets africains ont arrosé les partis politiques de droite comme de gauche avec de l’argent issu du pétrole ou de divers trafics, il n’ont jamais été des faiseurs de rois. En revanche, la survie au pouvoir des dictateurs françafricains a toujours dépendu du parapluie militaire que la France a bien voulu leur accorder
Mais par ailleurs le système des financements occultes extérieurs ne s’est pas limité à son domaine historique françafricain. L’affaire des frégates de Taiwan en 1991 ou encore celle de l’attentat de Karachi en 2002 a montré que la pratique des rétrocommissions était aussi un moyen de financement bien commode pour le monde politique français décidément insatiable. Le principe est assez simple : pour obtenir un gros contrat à l’exportation du côté français, on rémunère sous forme de « commissions » un intermédiaire qui en fait n’a d’autre rôle que de corrompre des responsables à la tête de l’Etat concerné. De plus, dans ce système fondé sur l’opacité, une partie de la commission revient ensuite en dehors de toute légalité pour financer des intérêts politiques en France. Ce système a été particulièrement développé pour les contrats d’armements pour lesquels il est alors facile d’opposer le « secret-défense » quand un juge un peu trop fouineur s’avise de remonter la chaîne des responsabilités ou quand une « affaire » éclate dans les media du fait de dénonciations de la part de victimes réelles ou supposées de ces magouilles à la fois franco-françaises mais ayant des ramifications internationales souvent compliquées…

 La confession de Bourgi et l'avenir de la Françafrique.

Robert Bourgi fait partie de ces « Messieurs Afrique » qui ont incarné cette politique des réseaux françafricains héritée du gaullisme. Issu d’une famille libanaise installée au Sénégal, il a commencé par évoluer dans l’entourage de Foccart qu’il considère comme son mentor tandis que lui-même se considère aujourd’hui comme son héritier.

Ensuite, il a servi Chirac et De Villepin. S’il parle aujourd’hui, c’est à l’évidence parce que ses protecteurs d’hier ne lui sont plus d’aucune utilité et qu’il n’a plus rien à craindre d’eux. En outre, même si sa « confession » est le symptôme d’une fin de règne, peut constater qu’il se garde bien de charger Sarkozy lequel, contrairement aux effets d’annonce, n’a pas mis fin au système françafricain et lui a permis de se perpétuer dans la droite ligne de ces prédécesseurs.

Les déclarations de Bourgi ont suscité des réactions surprenantes. La plupart des commentateurs ont laissé entendre qu’il s’agissait d’un secret de polichinelle. Mais les précédentes révélations sur ce sujet n’ont jamais abouti à un quelconque procès et cela sous-entend donc que ces pratiques sont normales… Pour la France sans doute, mais si l’on regarde autour de nous dans les pays voisins, on trouve bien des affaires de corruption mais rien de comparable quant au caractère systématiquement mafieux du fonctionnement du système politique français, notamment au sommet, puisque c’est à ce niveau que se nouent les pactes de corruption. Le plus surprenant, c’est qu’ait perduré le même procédé plutôt « archaïque » : l’envoi d’émissaires chargés de valises de billets… se plaignant de la lourdeur de leurs charges (« J’avais un gros sac de sport contenant l’argent et qui me faisait mal au dos tellement il était lourd. » raconte le pauvre Bourgi). Ce que l’entretien de Bourgi révèle aussi c’est que les flux françafricains finançant le système partisan français ont été multipliés et multilatéralisés. A l’occasion des élections de 1981, la « générosité » de Bongo se montait déjà à 20 millions de francs selon Péan. Or, en 2002, Bourgi lui annonce avoir remis personnellement cinq versements de 10 millions de dollars venant de cinq chefs d’Etats africains (Wade, Sassou N’Guesso, Gbagbo et Compaoré et Bongo).

Une autre réaction fréquente consiste à interpréter ces propos comme le chant du cygne de la Françafrique. Une telle analyse est particulièrement ridicule lorsqu’elle est formulée par l’ancien secrétaire d’Etat à la Coopération, Bockel, un transfuge du PS qui a été débarqué en 2008 deux mois après avoir annoncé la « fin de la Françafrique ». Robert Bourgi avait raconté quelques mois plus tard de quelle manière il avait transmis le message des chefs d’Etats françafricains à Sarkozy demandant que l’on mette fin à ses fonctions et déjà, ce pauvre Bockel y voyait la preuve que la Françafrique était « un système qui se fissure » (AFP, 11/09/2011). En fait, cela fait des années voire des décennies qu’un certain nombre de « faux ennemis » de la Françafrique annoncent son décès imminent. C’est le cas notamment des ouvrages de Stephen Smith et d’Antoine Glaser qui sont régulièrement démentis par les faits.

Certes, le système françafricain est en crise depuis des décennies mais cela ne l’empêche pas de perdurer. Il ne répond plus aux commandes d’un cabinet noir comme à la grande époque de Foccart. Le système s’est démultiplié et s’est ouvert à d’autres réseaux d’influence criminelle (comme les mafias issues de la décomposition du bloc soviétique). Il se perpétue à travers les successions dynastiques que la France a avalisé depuis 2005 avec le Togo avec Faure Eyadema et ensuite au Gabon avec la prise de pouvoir d’Ali Bongo ou encore plus récemment avec la réélection verrouillée de Biya au Cameroun.

Quelle lutte anti-corruption ?

La droite et la gauche ont été largement mêlées à ce système mafieux de financement qui, au delà de ces aspects « folkloriques », a aussi des ramifications dans des activités criminelles internationales. Si ces réalités ont perduré, c’est qu’en France, elles ne choquent pas tant que cela. On peut remarquer qu’il n’y a guère d’action militante d’envergure de la part de militants révolutionnaires ou progressistes autour ces affaires souvent obscurcies par l’opacité entretenue par ceux qui les mènent… Sans doute parce que les principales victimes de ces trafics sont hors de nos frontières et qu’on oublie que si les corrompus sont souvent des « rois nègres » ou des « émirs arabes », les corrupteurs sont aussi souvent ceux qui nous gouvernent. Cependant, on l’a vu avec l’attentat de Karachi en 2002, des victimes « collatérales » ne sont pas à exclure. Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté si on suit de près les affaires françafricaines. On voit alors ceux-là mêmes qui se sont tus jusqu’à présent, notamment les syndicalistes « responsables » comme Chérèque, demander la levée du secret-défense dans l’affaire de Karachi. Evidemment, on ne va pas jusqu’à se poser la question du bien-fondé de ces contrats d’armement à destination de régimes dictatoriaux en Afrique ou au Moyen Orient ! On voit aussi Montebourg faire de la lutte anti-corruption un de ses chevaux de bataille au sein du PS… Mais on pressent déjà que cette revendication ne pèsera pas très lourd pour la suite si le PS arrive au pouvoir. D’ailleurs, on a bien vu que dans sa lettre à Martine et à François entre les deux tours de la primaire socialiste, le « troisième homme » a omis de manière significative ce point.

Une vraie question demeure : faut-il continuer de laisser cette lutte à des ONG de « spécialistes » (comme Transparency International) et de quelle manière l’aborder dans une perspective « radicale » qui ne peut se limiter à exiger des politiques qu’ils respectent leurs propres règles qu’ils violent impunément depuis des lustres… ?

Pascal

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