Accueil > Courant Alternatif > *LE MENSUEL : anciens numéros* > Courant Alternatif 2011 > 213 octobre 2011 > Les chiffres de la précarité en France

Les chiffres de la précarité en France

lundi 24 octobre 2011, par Courant Alternatif

La précarisation généralisée du salariat semble quasiment relever de l’évidence. Pourtant, en même temps, lorsque luttes ouvrières visibles il y a, les collectifs de travail semblent rassembler plutôt des « fixes »... Et d’ailleurs, qu’est-ce que la précarité ? Il est un peu difficile de s’y retrouver, et pourtant il est nécessaire d’avoir une idée de la situation réelle. Un peu de statistiques semble donc nécessaire... Autrement dit, si vous êtes réfractaires aux chiffres passez à l’article suivant..


Combien de précaires ?

Eh bien, il faut déjà s’entendre sur le mot. D’après l’INSEE, il y avait 25.700.000 emplois déclarés en France métropolitaine en 2009. Bien entendu, on ne connaît pas le nombre d’emplois au noir [1], et ceux qui travaillent au noir sont précaires par définition.

Parmi ces emplois déclarés, 2.800.000 sont non salariés. C’est une catégorie fourre-tout qui rassemble aussi bien des agriculteurs, des patrons, des commerçants, des artisans, des travailleurs indépendants... Il y a parmi eux des travailleur-se-s à leur compte qui sont ce que les juristes et les économistes appellent des « salariés déguisés », c’est-à-dire des gens qui sont officiellement à leur compte et réellement dans le même lien de subordination (c’est comme ça que ça s’appelle en droit) que des salariés. Combien ? Mystère.... Ceux-là aussi sont clairement dans une situation précaire, puisqu’ils n’ont même pas le minimum de couverture juridique d’un salarié.

En réalité, quand on parle de précaires, on pense aux salariés précaires. L’INSEE en recensait 2.900.000 toujours en 2009 : 400.000 intérimaires, 350.000 apprentis et 2.100.000 C.D.D. [2]
Les précaires au sens strict, c’est-à-dire ceux dont le contrat est limité dans le temps, représentent donc en moyenne 12,5% des salarié-e-s ayant un emploi (1 salarié sur 8). La précarité est bien sûr plus fréquente chez les femmes (13,7% des salariées).

Mais la précarité ne désigne pas qu’un statut, elle désigne aussi une réalité, celle d’un emploi vulnérable. Il y a alors des degrés de vulnérabilité, des situations plus ou moins exposées.
On comptabilise souvent les salariées (parfois salariés) à temps partiel avec les emplois précaires. 17,3% des emplois sont des emplois à temps partiel, occupés à 80% par des femmes. Plus du tiers (37%) des employé-e-s et ouvrièr-e-s à temps partiel déclarent y avoir été contraint-e-s faute d’avoir trouvé du travail à temps plein. On peut donc considérer qu’elles (ils) ont un pied dans l’emploi et l’autre pied dans le chômage (mais ce pied là n’est pas rémunéré).
Il y a aussi la masse de salarié-e-s en C.D.I. à temps plein qui travaillent dans des petites entreprises de sous-traitance. Officiellement, ils ne sont pas concernés par la précarité au regard de leur statut. Mais ils sont sur un siège éjectable au gré des délocalisations et des changements brutaux de fournisseurs des grandes entreprises donneuses d’ordre. La seule sous-traitance industrielle (il faudrait rajouter un ensemble d’entreprises de services) employait environ 350.000 personnes en 2007.
On peut donc affirmer qu’il y a plus de 3 millions de précaires en France, mais avec une grande incertitude sur le nombre réel. Ceci dit, les précaires représentent moins d’un-e salarié-e sur six.

Une précarisation réelle

Est-il pour autant erroné de parler de généralisation de la précarité ? Eh bien non, car si on se met du point de vue de celle (celui) qui cherche un emploi, la réalité devient très différente. D’après les enquêtes du ministère du travail, lorsqu’un-e chômeur-se retrouve du travail ; il s’agit d’un CDI dans moins du tiers des cas (30%). Dans plus du tiers des cas, il s’agit d’un CDD de moins de six mois ou d’une mission d’interim. Si on résume la situation, nettement moins de 20% des emplois sont à statut précaire, mais par contre, c’est le cas de plus des 2/3 des offres d’emploi. Logiquement, la proportion d’emplois précaires monte inexorablement depuis plusieurs décennies.

Mais attention, on ne peut pas ajouter les emplois précaires proposés aux emplois précaires déjà occupés pour connaître le nombre d’emplois précaires. En effet, on peut commencer par une mission d’intérim ou un C.D.D. avant d’être embauché « en fixe ». C’est un moyen de prolonger la durée légale d’essai qui s’est généralisé. Donc, si les 2/3 des offres d’emploi sont à statut précaire, elles peuvent dans une proportion que personne ne connaît concerner en fait de l’emploi futurement en C.D.I. La première précarisation, c’est l’allongement de la durée d’incertitude pour tous ceux qui viennent d’être embauchés, et ceci pèse naturellement fortement sur les relations au travail.

Cette forme de précarisation touche particulièrement les jeunes, je dirais par définition, puisqu’ils (elles) sont forcément en position de recherche d’emploi. Près de la moitié (49%) des 15-24 ans qui travaillaient en 2009 étaient en emploi salarié précaire. La précarité est donc bien une réalité chez les jeunes. Mais là encore, il faut nuancer. Des enquêtes suivent le devenir des jeunes à l’issue de leur diplôme. Moins de quatre ans après, un tiers est en emploi précaire, de 5 à 10 ans après on tombe à 14%. C’est-à-dire que de galère en galère ils finissent par trouver un boulot.
Surtout, la réalité est très différente d’un jeune à l’autre : la moitié des sans diplôme qui ont trouvé un boulot sont précaires dans les quatre années qui suivent leur sortie du système scolaire. Or la moitié des sans diplôme sont au chômage, sans compter ceux (celles) qui se sont perdu-e-s dans les méandres des statistiques et ne sont plus comptabilisé-e-s dans ce domaine. Ca nous fait donc moins d’un quart de ces jeunes en emploi fixe. 5 à 10 ans après leur sortie du système, ils(elles) sont encore un bon quart en précaire. A l’autre bout de l’échelle sociale (si, si), le quart de ceux(celles) qui sortent du supérieur long sont en précaires, puis la proportion tombe à 9%, moins que l’ensemble des salarié-e-s donc. Cette différence de situation est encore plus importante si on sait que moins de 10% d’entre elles(eux) sont au chômage de 1 à 4 ans après l’obtention de leur diplôme.
Il faut donc dans ce domaine comme dans d’autres se méfier des préjugés : les diplômes protègent du chômage. La moitié de ceux qui s’arrêtent en 3ème ou avant se retrouvent au chômage dans les années qui suivent, et le taux ne fait qu’augmenter depuis 2003 (le tiers à l’époque), un peu moins du quart de ceux qui s’arrêtent au bac (là encore un taux en progression), et moins de 10% de ceux qui ont fait des études supérieures (du BTS au master). Leur taux de chômage à elles(eux) n’augmente pas, il diminue juste en période de reprise de l‘emploi. Si on parle tant du chômage des diplômés, c’est parce que c’est un phénomène nouveau et inhabituel.
Nous n’allons pas reprendre ici les polémiques sur le nombre de chômeur-ses qui mériteraient un article à elles seules. Mais il est difficile d’aborder la précarité sans parler du chômage. D’après le collectif « les autres chiffres du chômage », « Au 2ème trimestre 2011, les besoins d’emploi non satisfaits concernaient 5 millions de personnes en France. La majeure partie d’entre elles (2,79 millions) étaient au chômage, 1,35 million étaient en sous-emploi et 0,86 million souhaitaient travailler mais n’avaient pas fait de démarches (halo du chômage). »

Toujours d’après la même source, la majorité (54%) des inscriptions à pôle emploi viennent d’une fin de mission d’intérim ou d’une fin de CDD. On trouve là la vraie précarité, ceux et celles qui alternent missions d’intérim, CDD et chômage. Là encore, on ne peut pas donner de chiffre, en effet, les C.D.D. ou missions d’intérim ont été trop courts, ce n’est pas la peine de s’inscrire à pôle emploi, on ne touchera rien. On sait donc seulement que ces chômeur-ses recensé-e-s ne forment qu’une partie des précaires au chômage.

Les travailleurs pauvres

Encore un terme sur lequel il faut s’entendre. La pauvreté est définie en Europe d’une façon relative, ce sont ceux qui gagnent moins de 60% du revenu médian, c’est-à-dire le revenu qui partage la population en deux moitiés égales (3). Autrement dit, en 2009 en France, un pauvre gagnait moins de 954 euros par mois (ils étaient un peu plus de 8 millions dans ce cas). On peut aussi raisonner par foyer, mais le calcul est plus complexe. Un couple avec deux enfants était considéré comme pauvre en dessous de 2003 euros.

Un travailleur pauvre... travaille mais reste pauvre. Ils étaient 3.700.000 dans ce cas en 2006. Parmi eux la moitié (1.800.000) avaient travaillé sans interruption toute l’année. On peut donc ne pas être précaire mais pauvre quand même. Ceci est bien sûr dû au temps partiel. Il y a quand même un peu plus de 500.000 personnes qui ont travaillé toute l’année à temps plein pour rester pauvres.
Plus classiquement, 1.200.000 travailleurs pauvres ont alterné emploi, chômage et inactivité. Eux étaient bien en statut précaire quand ils étaient en emploi.
Ce qu’on peut retenir des statistiques sur la pauvreté, c’est qu’on ne peut pas assimiler précarité de l’emploi et pauvreté. On peut être un travailleur stable, garanti de rester proche du seuil de pauvreté toute sa vie.
De toutes façons, et évidemment, la précarité ne frappe pas au hasard. Ce sont les exploités, précisément les ouvrièr-e-s et les employé-e-s qui sont le plus touché-e-s. Ils ont naturellement les salaires les plus faibles, c’est chez les ouvriers que le taux de chômage est le plus élevé, chez les employé-e-s que le temps partiel est le plus répandu, et je n’ai pas pu trouver les statistiques sur les emplois précaires dans ces catégories.

Quelles conclusions tirer de cette avalanche de chiffres ? Le terme de précarité peut avoir plusieurs sens, c’est devenu un peu un « mot-valise », et il faut se méfier des mots-valises. Si on veut dénoncer les conditions des exploité-e-s, point n’est besoin de recourir à tous ces chiffres. Mais pourquoi alors utiliser le terme plutôt de vague de précarité si c’est l’exploitation que l’on veut dénoncer ? En fait, ce terme de précarité est devenu de plus en plus usité au fur et à mesure que s’aggravait la crise du fordisme. Il désignait un nouveau type d’emplois qui échappaient aux garanties sociales acquises et aux conventions collectives. Il est passé dans le langage courant après des polémiques sur l’analyse de ce phénomène. Un discours récurrent depuis 30 ans tend à opposer les « précaires » aux « stables », comme si ces derniers avaient partie liée avec le patronat dans la montée de la précarité. La question est de savoir si on peut opposer précaires et stables, ou si le développement de l’emploi précaire n’est pas aussi un moyen de diviser les collectifs de travail et de faire pression sur les « stables », stables qui ne sont pas garantis contre les licenciements, et qui ont surtout peur de devenir précaires.

Le terme de précarisation est lui aussi à plusieurs sens. Il peut désigner la montée de la proportion d’emplois précaires, dont on vient de voir que c’est une réalité. Mais il peut laisser croire que cette situation est majoritaire chez les exploité-e-s, ce qui est loin d’être le cas. L’usage de ce terme devient dangereux si on veut réduire le sujet révolutionnaire aux précaires, abstraction faite de leur situation de classe. En revanche, si on veut désigner par là la dégradation de la condition exploitée en général, la faiblesse du rapport de forces et la déstabilisation des collectifs de travail, il est tout à fait judicieux. A condition de ne pas le chercher dans les chiffres.

Par contre, si on pense que le capitalisme ne cesse de se transformer pour mieux s’étendre et pour intensifier son exploitation, si on pense que l’analyse un peu précise de ces modalités est utile pour mieux cerner la réalité sociale, peut être un outil dans notre lutte, là, les chiffre reprennent un sens. Il peut être utile de savoir quelle est l’ampleur du phénomène, qui est touché, pour mieux réfléchir nos modalités de lutte. Lorsque nous tenons des discours sur la transformation du rapport au travail, mieux vaut savoir si nous parlons de marginalité ou d’un phénomène de plus en plus massif.

Le capitalisme semble d’ailleurs l’avoir bien compris. Il y a de moins en moins de statistiques détaillées en accès libre, le site de l’I.N.S.E.E. remanie incessamment ses méthodes de comptage et ses formes de présentation. Il devient de plus en plus difficile de trouver des chiffres qui fassent parler la réalité sociale, sauf à faire un vrai travail de chercheur. Et un député de l’UMP vient de proposer un projet de loi... pour supprimer l’I.N.S.E.E.

Sylvie

Notes

[1Il n’y a aucune étude récente fiable à ce sujet. Les seules études un peu détaillées concernent les départements d’outre-mer. 

[2Les stages rémunérés sont généralement comptabilisés comme des C.D.D., sauf les stages en cours d’obtention de diplôme, qui ne sont pas considérés comme du travail.
Par contre, il n’existe pas de définition officielle d’un « seuil de richesse »

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette