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Espagne Quand les “indigné-es” passent à l’action

mercredi 28 septembre 2011, par Courant Alternatif

Alors que les places ont été évacuées et que les manifestations de la journée du 19 juin (19-J) peuvent être considérées comme un succès puisqu’elles ont réuni près de 10 fois plus de monde que celles du 15 mai, une partie du mouvement a décidé d’enraciner la protestation dans les quartiers et de passer à l’action sur des motifs concrets qui affectent la vie quotidienne des “citoyens”, d’organiser des actions de solidarité mais aussi de prendre des initiatives répondant à des besoins sociaux. Petit survol non exhaustif de certains aspects de ce mouvement.


Au-delà du dit « programme minimum » concernant surtout la modification de la loi électorale, les assemblées et les divers groupes de travail ont abordé une multitude de thèmes visant à donner un caractère concret et immédiat à cette mobilisation qui se dit citoyenne. Parmi ceux-ci, il y en a deux qui sont ressortis avec plus d’évidence.
D’une part, des appels à se mobiliser physiquement et rapidement pour empêcher l’efficacité des descentes de police dans les quartiers contre les sans-papiers et les chasses à l’homme au faciès auxquelles elles donnent lieu. Ces raids policiers, dont le ministère de l’Intérieur et successeur de Zapatero à la tête du PSOE, Rubálcaba, s’obstine à nier l’existence, et qui conduisent ceux qui se font prendre directement dans les Centre d’Internement pour Etrangers (CIE), ont été comptabilisés par les associations de quartier dans plusieurs grandes villes. Rien que sur Madrid, en une année, les “Brigadas Vecinales” d’Observation des Droits Humains en ont compté 250.

Blocages des saisies-expulsions immobilières

L’autre grand thème abordé a été celui de la lutte contre les saisies-expulsions des personnes endettées par des prêts hypothécaires. En deux mots, lorsque des personnes acquièrent un bien immobilier par ce genre de prêts (1), la banque prend une hypothèque sur la valeur du bien au moment de l’achat. Or l’explosion de la bulle immobilière avec les débuts de la crise capitaliste, a eu plusieurs conséquences qui se sont additionnées les unes aux autres. La baisse du prix des logements, la baisse de revenus de l’emprunteur (licenciements, faillites de petits commerçants et travailleurs indépendants ou “autonomes”…) et l’augmentation du coût de la dette, à la fois à cause des taux révisables, et de l’engrenage des pénalités pour non-paiement et frais de justice que les banques facturent à leurs débiteurs. La dette augmente tandis que la valeur du bien censée garantir le prêt a baissé. En 2010, près de 100 000 personnes ont été chassées de leurs logements dans l’État espagnol. Pour le 1er trimestre de 2011, le chiffre a augmenté de 36% par rapport à la même période de 2010 et plus de 300 000 personnes seraient concernées à l’heure actuelle.

Mais, et c’est là-dessus que se bat le mouvement, la dette court toujours et les défauts de paiements, par l’effet des pénalités, la font croître sans fin : c’est pourquoi les “indignés” qui se sont penchés sur cette question mettent en avant l’application d’une disposition juridique qui s’appelle la “dation pour paiement” et qui aurait pour vertu l’extinction de la dette contre la saisie du bien par la banque [voir encart]. Bien évidemment, les deux grands partis, PP et PSOE, se sont opposés à l’adoption d’une loi qui introduirait cette possibilité pour une partie de la dette, comme a tenté de le proposer au Parlement un petit parti de la gauche indépendantiste galicienne.
Un mouvement appelé “Plataforma de Afectados por la Hipoteca” (PAH) est né en 2009 à Barcelone, s’est étendu rapidement dans quelques régions de l’État espagnol, sur une base très fédérale, et a commencé à agir véritablement en 2010 sans parvenir à bloquer ces expulsions, faute de capacité de mobilisation suffisante, sauf à Murcia où il a acquis rapidement une vraie force et où des actions contre les saisies ont pu être menées à bien. Les situations ont commencé à sortir, modestement, dans la presse après le suicide dans un jardin public d’un homme de 45 ans, vivant avec sa famille dans un appartement squatté suite à l’expulsion de leur logement. Ce n’était pas un propriétaire mais un locataire, en fin de droits et, faute de ressources, expulsé pour non-paiement du loyer. Mais, si la situation est distincte, les parallèles ont commencé surgir et l’ampleur du phénomène a fait le reste.
Une chose est certaine, le mouvement du 15M a, de toute évidence, donné un nouveau souffle à cette lutte et lui a permis de faire un grand bond en avant..
A Barcelone, la première action directe réussie a eu lieu le 14 juin dans le quartier de Sant Andreu. Ce matin là, 250 personnes se sont retrouvées avec des pancartes “Stop aux saisies, solidarité active”, appel lancé par PAH et relayé par les associations (déjà existantes) et les assemblées de quartiers nées, la plupart, à partir de l’occupation de la Plaça de Catalunya.
Il s’agissait d’empêcher la saisie d’un appartement où vivent un père célibataire de 52 ans et son fils de 16 ans. Lui, chômeur, mais ex-travailleur “autonome”, et donc ne touchant aucune allocation. Il y a un an, la banque lui réclamait 138 000 euros. Aujourd’hui, c’est le double. La police, la greffière du tribunal et le représentant de la banque se sont déplacés. La police a décidé de ne pas intervenir et les personnes mobilisées ont obtenu un délai pour l’expulsion.
Ce type d’intervention s’est multiplié, au-delà de la région de Murcia où les actions de blocages ont démarré avant le mouvement du 15-M.
A Madrid, le 15 juin, c’est une famille libanaise qui a été “sauvée”, provisoirement du moins, de la saisie par l’intervention de plusieurs centaines de personnes, venues suite à un appel lancé dans l’assemblée du quartier de Tetúan où résident Anuar et sa famille.
A Madrid toujours, le lendemain, une autre saisie a été empêchée. Même situation. Trois cent personnes se sont réunies au pied du bâtiment et ont bloqué l’expulsion. La personne concernée : Luis Domínguez Quintana, 74 ans, invalide à 65%, ne peut plus payer son crédit depuis deux ans. La banque lui réclame 150 000 euros, en plus de la cession de son logement ! L’ironie, si l’on peut dire, mais qui en dit long sur la situation sociale du pays et le cynisme politique qui l’accompagne, c’est que Luis, qui est par ailleurs un adhérent du PSOE, a cherché de l’aide auprès de ses « camarades » : pas un geste, peau de balle, nada ! Le même jour, à Valence, l’expulsion d’une femme célibataire et divorcée a été bloquée avec succès.
Depuis, les interventions se multiplient un peu partout. Dans une petite ville de la province d’Alicante, un couple de retraités qui vivent dans leur logement depuis 38 ans, a obtenu la suspension de la saisie suite à la mobilisation de plusieurs dizaines de personnes. Là, ce n’était pas à cause d’un prêt hypothécaire sur leur logement mais parce qu’ils étaient caution solidaire d’un emprunt effectué par leur gendre à hauteur de 60 000 euros et que celui-ci ne peut plus payer.
A Barcelone et dans la zone métropolitaine, rien que pour la journée du lundi 20 juin, deux saisies ont été empêchées. Mais le record était la semaine précédente où en une seule journée, 4 saisies-expulsions avaient été bloquées dans autant de quartiers de la capitale catalane. Le même jour, près de Murcia, le dix-septième blocage de la province a été réalisé en faveur d’un Nigérian de 36 ans et de sa famille dont la saisie avait déjà été empêchée une première fois le 7 avril dernier. Le 21 juin, action réussie à Valladolid. A Grenade, un appel est lancé pour bloquer une expulsion le 22 juin, à Murcia deux expulsions les 23 et 24 juin… et des appels de ce type tendent à se faire de plus en plus nombreux, à mesure que les personnes menacées de saisies sortent de leur isolement (et du sentiment de honte sociale) et commencent à se faire connaître auprès des associations de quartier ou du regroupement PAH.
Jusqu’à présent, ces actions se sont passées sans trop de problème. Mais cela pourrait changer. Le gouvernement autonome de Catalogne, toujours très en pointe dès qu’il s’agit de réprimer les protestations sociales, vient de faire savoir le 20 juin qu’il allait poursuivre 13 personnes pour avoir empêché une saisie au mois de février dernier, la police autonome venant opportunément de déposer plainte pour désobéissance et résistance à l’autorité.

Résistances sociales multiformes : des initiatives nouvelles

Dans la région d’Alicante et de Murcia, les gestes de solidarité concrets avec les habitants de la ville voisine de Lorca où s’est produit récemment un tremblement de terre ravageur se sont multipliés. A Murcia, ville ravagée par le chômage (plus de 30% officiellement), en particulier par celui causé par la crise de l’immobilier, un groupe d’ouvriers au chômage a proposé d’aider à la reconstruction des maisons détruites.
A Cadiz, c’est un immense monument historique de la ville, le Valcárcel, un ex-collège et ancien hospice du XVIIIe siècle, vendu en 2003 par la région pour un projet hôtelier de luxe, actuellement à l’abandon, qui a été occupé par plusieurs dizaines d’« indignés » le samedi 18 juin. Le lendemain de l’occupation, la manifestation du 19-J est passée devant l’édifice et là s’est opérée la jonction entre manifestants et occupants, ces derniers appelant à une réunion-assemblée pour le lendemain. La police a déclaré qu’elle n’interviendrait pas tant que l’occupation serait pacifique et que le propriétaire, qui a renoncé à son projet à cause de la crise, n’aurait pas intenté une action en justice. Les occupants, réunis en une assemblée d’environ 400 personnes, ont décidé de baptiser le lieu et le mouvement Varcárcel Recuperado, de se répartir en groupes de travail et de faire de ce beau bâtiment situé face à la mer, un espace culturel et social utile à la collectivité (université populaire, bibliothèque, ateliers…). Et de procéder eux-mêmes, avec l’aide d’ouvriers professionnels, aux travaux de réfection nécessaires. Déjà des comparsas du carnaval de Cadiz se sont déclarées intéressées et celle du quartier où se trouve l’édifice a d’ores et déjà décidé de défiler le jour suivant dans le centre historique de la ville et de terminer la performance dans le Valcárcel Recupado. Ceux et celles qui occupent concrètement l’édifice veulent bien être définis comme “okupas” (squatters) mais ils et elles insistent sur la dimension de récupération d’un espace public pour un usage populaire et non marchand.
A Saragosse, c’est un immeuble d’habitation propriété de la banque Caixa qui a été occupé dimanche soir, après la manifestation du 19-J. Il s’agit d’en faire un point de ralliement pour le mouvement, son siège logistique depuis que le campement a été levé (même si une quarantaine de personnes le poursuivent à “titre individuel”), un espace d’activités « à caractère social » et aussi, un lieu d’hébergement possible pour des personnes expulsées suite à une saisie immobilière.
Dans le sud de Madrid, une intervention de 300 personnes a réussi, lundi 20 juin à 6 heures du matin, à empêcher la destruction de deux logements dans la Cañada Real Galiana. C’est une immense zone suburbaine, quasi bidonville de 40000 habitants, dont majoritairement des Gitans espagnols, des immigrés (surtout Marocains et Roms roumains), où les gens ont depuis des années construit eux-mêmes leurs logements, souvent précaires, parfois en dur, sans permis évidemment. Une ville dans la ville, un no mans’s land enclavé dans la cité, à 15 kilomètres à peine de la Puerta del Sol, qui existe sans exister, mais où pourtant les habitants sont légalement domiciliés comme résidents, paient des impôts locaux, etc. L’intervention a pu être réalisée suite à un appel lancé lors de l’assemblée des « indignés » réalisée à la Puerta del Sol après la manifestation du 19-J. Mais ce qui est notable, c’est que la décision d’empêcher les destructions a été préalablement débattue et décidée par une assemblée des habitants de la Cañada Real au cours de la semaine précédente, après avoir remis aux autorités municipales une pétition avec 13 000 signatures contre les destructions et pour l’amélioration des conditions de vie dans cette zone. Assemblée interne qui a commencé à fonctionner au tout début de 2011 et dont les membres se sont connectés avec le mouvement de la Puerta del Sol dès que celui-ci a décidé d’aller vers les quartiers et de s’ouvrir aux multiples conflits ouverts déjà existants dans le territoire de la Communauté autonome de Madrid. Petit rappel : en 2007, des tentatives de destructions massives de maisons (2000 avaient été décidées) à l’initiative de la municipalité avaient été mises en échec par une très forte résistance de la population y compris en déclenchant une quasi-émeute se soldant par plusieurs arrestations et pas mal de flics blessés. L’opération fut totalement arrêtée.

Autre initiative intéressante.

L’assemblée populaire du quartier d’Usera à Madrid a décidé d’appeler à une première marche nocturne le 24 juin, « pour dénoncer les décentes de police contre les habitants immigrés en situation irrégulière ». Le parcours traversera une zone où des raids policiers ont déjà eu lieu à plusieurs reprises. Les initiateurs appellent les habitants, les boutiques d’appels téléphoniques (généralement tenues et utilisées par des immigrés), de les avertir s’ils sont témoins d’une descente de flics pendant la soirée. Ils précisent que, en ce cas, ils proposeront aux manifestants de changer de parcours et de se rendre rapidement sur les lieux. On ne peut qu’espérer que ce genre d’initiatives en solidarité et en défense des sans-papiers soit connue et reprise ailleurs par d’autres assemblées de quartiers.
Enfin, et pour clore temporairement, il est certain aussi que ce mouvement de mai-juin 2011, extrêmement hétérogène, ouvre des espaces d’expression, de mobilisation et de visibilisation pour tout un ensemble de luttes sociales locales. Ainsi, à Saragosse, une commission “Mouvement Ouvrier” de la Acampada de la ville fait tout un travail d’agitation et de mobilisation avec les travailleurs en grève dans le cadre du renouvellement de la convention collective de l’entreprise Tuzsa, qui a la concession du transport urbain de la ville. Commission qui essaie de créer une sorte de réseau horizontal de solidarité avec les entreprises en lutte de l’agglomération aragonaise (dont une entreprise de construction ferroviaire, les travailleurs des Parcs et Jardins de la ville, une usine d’électroménager…). Les cas de ce genre ne sont pas rares et des articulations nouvelles entre une partie de ce nouveau mouvement et certaines réalités (organisées, de lutte, sociales…) préexistantes sont en train de s’opérer, sans que l’on puisse en mesurer l’ampleur à ce jour. Le temps et la place manquent pour aller plus avant dans le recueil d’informations.
Le mouvement des « indignés » avec toutes ses limites évidentes, mais où, dans certaines régions, et en particulier dans certains endroits du sud du pays, certains acceptent volontiers de s’appeler des « insurgés », peut devenir un facteur de consolidation du tissu social, un contre poids et peut-être le début d’une contre-tendance face aux processus de décomposition et de destruction sociale que la crise capitaliste ne fait qu’approfondir. En se redéployant sur les quartiers, en se rapprochant de réalités sociales concrètes, avec son dynamisme, ses acquis et caractéristiques propres d’activisme, de spontanéité, de forte réactivité, de désobéissance collective, d’horizontalité, le mouvement de ce printemps 2011 peut agir, au moins à court terme, comme un élément important dans la revitalisation de la conflictualité sociale et la reconstruction d’une scène à la fois alternative et antagoniste, avec des pôles d’agrégation et des espaces de mobilisation et d’expression autonomes. Un mouvement qui incorpore des éléments nouveaux et propres à cette crise actuelle, comme on peut le voir avec le blocage des saisies immobilières. Mais aussi qui semble renouer çà et là avec une tradition de lutte toujours vivace, celle de la prise de possession de bâtiments abandonnés pouvant se révéler utiles socialement, tandis que des appels à la grève générale ont commencé à se faire entendre pour la première fois dans certains cortèges des manifestations du 19-J convoquées contre le Pacte de l’Euro, qui au départ s’appelait Pacte de Compétitivité, et qui vise à institutionnaliser par inscription dans la constitution des Etats, les mesures de la guerre sociale en cours, entre autres, la réduction des dépenses sociales et autres coupes budgétaires, la flexibilité du marché du travail et la subordination du niveau des salaires à celui de la productivité.
Au-delà et à côté (et en dépit) des appels – ingénus et assez vains – visant à régénérer la démocratie oligarchique représentative en introduisant des modifications dans certaines de ses dispositions juridiques et institutionnelles, c’est bien évidemment sur le terrain social que les choses importantes se passent et sur lesquelles il est d’ailleurs tout à fait possible d’arracher des victoires, partielles, précaires mais concrètes, élément essentiel pour récupérer et accumuler des forces, pour redonner confiance et envie de lutter, pour entrer en mouvement et dans des formes de socialité nées du conflit, de l’entraide et de la complicité partagée, pour conquérir de nouveaux objectifs, ouvrir de nouvelles brèches et créer ainsi les conditions d’une modification substantielle du statu quo social et en définitive un renversement du rapport de forces entre les défenseurs d’un système en crise et à bout de souffle et tous ceux et celles qui refusent de continuer plus longtemps à en être les victimes passives.
De l’indignation à l’action, directe et collective, c’est semble-t-il en optant pour ce saut-là que s’est ouverte la deuxième phase de ce mouvement, en élargissant ses espaces d’intervention sur une base territoriale, en indiquant également sa volonté de s’inscrire dans la durée d’une lutte prolongée, en avançant des objectifs tangibles, en accord avec des capacités effectives de leur donner réalité ici et maintenant.

(1) Pour éviter de mal interpréter ce sujet, précisons tout de suite qu’en Espagne, contrairement à la France par exemple, être propriétaire de son logement n’était pas jusqu’à présent un signe de richesse ou même d’appartenance à une petite bourgeoisie aisée : dans les quartiers ouvriers, les prix des petites maisons et appartements les rendaient traditionnellement accessibles aux catégories populaires (83% des Espagnols possèdent leur logement contre 56% en France).

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