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CA Hors série n° 5

Liberté sexuelle et Emancipation sociale

Editorial et sommaire

mardi 21 juin 2011, par Courant Alternatif


Drole d’époque, où la libération sexuelle est facilement confondue avec une simple libéralisation des mœurs, et la lutte contre le sexisme parfois réduite à la lutte contre le sexe masculin ou contre la sexualité hétérosexuelle... Dans l’ambiance soft du « politiquement correct » qui a succédé aux grosses vibrations de Mai 68 et des années 70, un retour en force de l’ordre moral s’est observé en France comme dans les autres pays occidentaux. Aux États-Unis, un courant féministe conservateur s’appuyant sur l’idée que, dans une société sexiste, le sexe a pour finalité l’asservissement de la femme, s’est même développé sur le refus de toute collaboration des femmes à leur propre déchéance, donc de toute situation de plaisir partagé avec l’« Homme oppresseur » (voir CA n° 84). Mais le puritanisme et la pudibonderie qui accompagnent ce genre de courant ont un effet pervers, puisqu’ils renforcent de fait la bonne vieille morale judéo-chrétienne (pas de plaisir pour les femmes dans l’acte sexuel, « consacré » à la procréation)... pourtant à la source de l’oppression patriarcale dénoncée. De plus, les institutions mêmes du patriarcat, un temps fortement contestées, ont retrouvé une certaine vigueur. Les jeunes générations, par exemple, semblent aujourd’hui valoriser la famille parce qu’elle constitue le dernier rempart de la solidarité, en l’absence de grandes dynamiques sociales alternatives ; on constate également un regain d’intérêt pour le mariage (quoique les chiffres soient toujours à la baisse) après des années de concubinage et la naissance d’enfants, pour garantir malgré tout le patrimoine, faire plaisir à la famille... mais aussi parce que les valeurs morales telles que la fidélité ont repris du poil de la bête et que, saturés d’une « modernité » aussi artificielle qu’évanescente, beaucoup souhaitent un jour s’enraciner dans ce qui leur paraît plus solide et « authentique ».
Cependant, cette modernité parfois critiquée pour ses répercussions sur la vie des personnes ne subit guère de remise en question concernant la société dans son ensemble, car le « progrès » demeure en général considéré comme un bien, et le « niveau de développement » offert par les sciences et techniques aux pays riches continue d’être apprécié : « La liberté et la jeunesse par le biais de la consommation » constitue la formule magique en vogue pour les 20 % des Terrien-ne-s qui se partagent, à des degrés très divers, 86 % des richesses mondiales (voir CA n° 88). Mais, d’une part, si cette quête peut être importante et libératrice à un niveau individuel (l’inverse étant également possible...), elle n’en est pas moins une recherche personnelle plutôt que collective de plaisir pour soi et les siens (qui passe par le choix de jouer de et avec son corps, ou celui des autres), et ne rime donc pas, loin s’en faut, avec émancipation sociale. D’autre part, tous ces hommes et femmes de l’Occident friqué n’ont évidemment pas à égalité les moyens de se procurer les objets que la pub, les médias et le bouche à oreille ne cessent de leur vanter : si la soif de consommation touche à la fois les différentes classes sociales et les deux sexes, elle ne peut être apaisée de façon identique, du fait que les inégalités sociales sont aujourd’hui loin de s’atténuer, tant entre
les sexes qu’entre les classes. Toutefois, les dirigeant-e-s économiques et politiques s’accommodent fort bien de cette variété, car elle leur permet d’élargir constamment les marchés en diversifiant les produits, selon les bourses et les goûts, et d’éviter en même temps, par la satisfaction de besoins « égoïstes », la remise en cause de l’ordre établi que pourrait entraîner le développement de revendications axées sur l’égalité sociale.

La croyance générale dans le progrès et la science favorise le pouvoir des médecins sur les corps — en particulier sur celui des femmes concernant la maternité —, mais aussi la tentation qu’ont scientifiques et dirigeant-e-s de tout poil de jouer à l’apprenti sorcier, que ce soit en matière de nucléaire, d’OGM... ou de reproduction génétique. Les essais sur le clonage ou la
procréation assistée ouvrent des perspectives à l’infini : plus besoin d’un homme pour introduire le sperme dans un vagin, seulement besoin de
ce sperme... et plus besoin de la femme, bien-
tôt, dans la grande affaire de la reproduction humaine ? Enfoncée, la science-fiction de papa-maman : tous les scénarios peuvent devenir réalité : à quand les laboratoires-nurseries « réservés » aux pondeuses des classes inférieures, ou fonctionnant même sans la moindre présence humaine ? On débouche ici sur des types de totalitarisme que le xxe siècle n’a pas vécus... et sur une collectivisation que les penseurs socialistes et anarchistes du siècle précédent n’avaient pas imaginée. La remise en cause de la famille et du mariage les conduisait à envisager l’élevage et l’éducation des enfants sur le mode communautaire — pas leur naissance. De même, dans les années 70, le mouvement de libération des femmes contestait les rapports hiérarchiques imposés entre les sexes en revendiquant la libération sexuelle des femmes, mais le « libre choix de la maternité » se situait encore au niveau de chacune ; de plus — que ce désir traduise ou non une ambiguïté face à l’oppression subie par les femmes —, l’élevage des enfants était revendiqué plutôt que contesté par la plupart d’entre elles, et aujourd’hui encore la garde des enfants jeunes, attribuée en général à la mère dans les séparations, ne suscite guère l’hostilité que de... certains pères.
Cet exemple le montre : le discours idéologique ne suffit pas à expliquer l’acceptation, par la très grande majorité des personnes, des rapports sociaux tels qu’ils existent entre les classes et entre les sexes. Comme la mise en évidence de l’oppression ne suffit pas à impulser automatiquement un changement radical dans la société. Car l’aliénation s’accompagne d’une répression, mais aussi d’une certaine valorisation par les personnes opprimées elles-mêmes de leur vécu. Un constat — exempt de jugement moral — qui oblige à admettre la dimension psychologique de la domination quelle qu’elle soit, et la nécessité, à côté des arguments objectifs favorisant sa dénonciation, d’éléments subjectifs tels que l’envie et la volonté par les opprimé-e-s, à un moment donné, de rompre avec le rapport aliénant pour « vivre autre chose ». Bref, un état d’esprit nouveau qui favorise ou naît des mouvements sociaux en rupture avec le système en même temps qu’il les nourrit, en rendant imaginable ce qui ne l’était pas forcément auparavant.

Si nous avons choisi de traiter de la libération sexuelle et de l’émancipation sociale ensemble, c’est parce que ce sont deux objectifs indissociables et complémentaires pour qui veut mettre fin au système d’exploitation dominant la planète. Le système capitaliste s’appuyant sur les structures patriarcales pour imposer, avec la domination masculine, l’exploitation d’une classe par l’autre, il importe de mener une lutte à la fois antipatriarcale et anticapitaliste. Certes, les gestionnaires du capitalisme peuvent, par le biais notamment de dispositions juridiques, (paraître) favoriser une certaine « émancipation » des femmes à travers le travail salarié, car celle-ci va dans le sens de leurs intérêts ; mais cela ne change fondamentalement rien à l’oppression des femmes — en particulier à celle des sous-prolétaires que représentent les « cheffes de famille monoparentale » élevant seules leurs enfants, avec un salaire de misère et un emploi des plus précaires. L’État est là pour garantir le maintien des rapports d’exploitation entre les classes et entre les sexes. Le système dont il est le défenseur demeure solidement en place, et il le demeurera en France même avec l’application de la parité dans la vie publique et le développement d’un lobbying féministe (axé sur une démarche institutionnelle et sur des campagnes médiatiques type Marche mondiale des femmes) que recherchent à l’heure actuelle certaines fractions de la gauche, parce que ces deux objectifs doivent juste permettre d’intégrer certaines femmes aux instances de pouvoir en leur offrant des strapontins.
L’évolution des mœurs concernant le couple et la famille, liée au fort développement du salariat féminin, incite en effet de nos jours le gouvernement de la « gauche plurielle » à promouvoir une politique d’intégration des femmes dans la vie publique et à réglementer les rapports sexuels qui ne passent pas ou plus par le mariage. Mais, avec la parité, il s’agit de récupérer l’électorat des femmes grâce à une prétendue avancée vers l’égalité entre les sexes qui tend à perpétuer l’illusion de la démocratie parlementaire. Et, avec le Pacte civil de solidarité (PACS), il s’agit de récupérer en plus le désir d’intégration porté par une partie de la communauté homosexuelle. La « visibilité » des gays et des lesbiennes passe en partie par la lutte contre l’homophobie mais aussi par des manifestations comme la Gay Pride, qui n’excluent la participation d’aucune classe sociale ; pour autant, l’affirmation d’une sexualité autre que la norme hétérosexuelle n’est pas à priori révolutionnaire quand elle cherche seulement une reconnaissance dans la société existante... même si divers rouages de cette société peuvent grincer fort, bien sûr, face à une telle demande.
On est bien loin, alors, de la libération sexuelle vantée par Reich, et portée par les acteurs et actrices de l’après-68 comme élément subversif. De même, l’« union libre » d’aujourd’hui n’a le plus souvent pas grand-chose à voir avec celle qui se pratiquait très couramment au xixe siècle dans les milieux ouvriers : si les gouvernants de l’époque n’ont eu de cesse de contrôler l’ouvrier par l’incitation au mariage comme par le livret de travail, c’est parce que cette relation non réglementée recelait une véritable force de changement en constituant pour partie une façon de rejeter l’« ordre bourgeois ». Le gouvernement actuel tente, certes, de modérer quelque peu une libéralisation des mœurs qui, poussée plus loin, pourrait finir par créer un désordre social (sur la question du patrimoine en particulier) ; mais il sait bien que le fort accroissement des concubin-e-s, quelles que soient leurs composantes sexuelles, correspond à un choix de « confort » personnel bien davantage qu’à une tentative d’organisation sociale radicalement différente : il n’y a pas vraiment de quoi l’inquiéter...

L’affrontement actuel entre deux forces prétendument antagoniques — l’une applaudissant à la consommation hédoniste sans s’offusquer outre mesure de la marchandisation des corps ou du commerce du sexe étalés en permanence sur les divers supports de « communication », l’autre défendant une certaine morale et-ou tradition contre les aspects néfastes de la « modernité » — n’a pas plus de sens à nos yeux que l’affrontement entre gauche et droite en politique politicienne. Ces deux forces fonctionnant en fait au sein du système en place, leur « combat » n’a d’intérêt que dans la mesure où il fait ressortir les contradictions inhérentes à ce système. L’enjeu de la lutte véritable se situe pour nous ailleurs — dans une avancée vers une émancipation sociale qui implique la destruction de tout rapport de domination et d’exploitation entre les êtres, et la libération de leurs désirs comme condition de leur épanouissement personnel.

Courant alternatif hors-série n°5 - 4e trimestre 2000

SOMMAIRE
Édito p.3
Quelques aspects d’une sexualité toujours aliénée p. 5 à 7
Avortement et contraception p. 7
Libération sociale et biologique ? p. 8 à 9
De la séduction, poil au menton... p. 10 à 13
Éléments de bibliographie p. 13
Dis tes désirs, fais-moi plaisir... p. 14 à 17
De la place des hommes dans la lutte contre le patriarcat p. 18
Du bûcher au barebacking, quelle réalité pour les homos ? p. 19 à 21

Éclairage divers d’une même oppression :
Violences faites aux femmes p. 22
La quasi-absence des femmes dans l’histoire p. 23
L’omniprésence des femmes dans les « affaires du ménage » p. 24
L’inégalité entre les sexes dans l’emploi p. 25
La parité n’est pas l’égalité p. 26
De la parité en politique p. 27
Marche mondiale des femmes :
pas question de marcher
« malgré tout » ! p. 28 à 29
Pour contribuer à un débat sur l’anarcha-féministe p. 30 à 32

P.-S.

4 euros port compris ; à commander à Reims

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