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[Etat Espagnol] De l’observation à l’analyse du mouvement en cours

mercredi 25 mai 2011, par OCLibertaire

Trois textes parmi d’autres sur le mouvement de contestation politique et social qui secoue l’État espagnol.

Les deux premiers – l’un par des acteurs participants de ce mouvement, l’autre plus universitaire) fournissent des informations sur la nature de ces mouvements, insistent sur les dynamiques internes, les processus de mobilisation, les formes assembléistes et horizontales qui se sont imposées rapidement. Et aussi quelques éléments de contexte, pas seulement “objectifs” comme les données sur le chômage, la crise, etc., mais aussi sur les spécificités des pratiques de lutte en vigueur dans ce pays, notamment les habitudes de s’organiser sur des bases territoriales, dans les quartiers, en particulier à travers les Centres Sociaux Occupés (CSO) où les méthodes de démocratie radicale, horizontale, directe, sont devenus la norme depuis des années, sans même remonter aux années qui ont suivi immédiatement la fin de la dictature franquiste.
Le troisième essaie de tirer ce qu’il peut y avoir de meilleur de ce mouvement et à partir de là, toutes les bonnes raisons qu’il y a de les rendre publiques, de les faire connaître, de les mettre en discussion et de proposer une extension et une généralisation/internationalisation de ce mouvement hors des frontières de l’État espagnol.


Témoignage de camarades sur les occupations de Barcelone et Grenade

(Le réveil – 22 mai 2011) —
par Federico (Barcelone) et Paolo (Grenade)

Esta es democrazia !

Il n’est pas facile de raconter ce qui se passe aujourd’hui en Espagne. Beaucoup de choses différentes sont en train de se rejoindre, de nombreuses réalités et de nombreuses formes d’indignation, ainsi que beaucoup de rage.
Dans plusieurs villes d’Espagne, les gens occupent naturellement les rues, jour et nuit, en faisant des camps, des repas sociaux et surtout de grandes assemblées publiques.

Il n’y a pas de coordination nationale, ni de structure ou de plate-forme commune, bien que Madrid reste le centre de référence et que la forme et les contenus des manifestations soient les mêmes dans toutes les villes.
Tout a commencé par une manifestation spontanée diffusée par les social network. La manifestation organisée par « democraciarealya », qui propose un ensemble de droits minimaux, est fixée pour le 15 mai, exactement une semaine avant les élections municipales. Elle se nomme « Toma la Calle ! No somos mercancìa en manos de políticos y banqueros » (Prends la rue ! Nous ne sommes pas de la marchandise en main aux politiques et aux banquiers).

L’objectif est ample dès le premier moment, ce n’est pas Zapatero, ni le PP, mais l’ensemble du système qui ne fonctionne pas, victime du marché : ils chantent « los mercados yo no le ho votado » [moi les marchés je ne les ai pas voté].

Un autre ennemi est le bipartisme, le système politique étouffant qui ne représente pas les besoins de la population. Dans la ville de Madrid, une grande partie de Juventud Sin Futuro est présente, un mouvement qui le 7 avril avait rassemblé dans les rues la rage des générations précaires.

À la fin de la manifestation du 15 mai à Madrid, les personnes qui décident de rester sur les lieux sont pourchassées par la police. Le fait déclenche des réactions dans toute l’Espagne et en deux jours de nombreuses villes commencent à mettre en pratique des camps provisoires au centre des places : Madrid, Barcelone, Bilbao, Grenade, Saragosse, Valence, Malaga ...

Dans toutes ces villes se créent des assemblées et des organismes autogérés de résistance qui transcendent la plateforme initiale : comme plusieurs feux nés d’une même étincelle.

L’objectif déclaré est d’atteindre le 22 mai, jour des élections municipales.

Le mouvement espagnol se définit partout comme étant asyndical et apartitique, par conséquent les drapeaux ou les symboles sont interdits durant les manifestations (c’est presque incroyable de ne voir même pas un drapeau catalan à Plaza de Catalunya bondée). Une des chansons qui revient sans cesse dans les places est « El pueblo unido funciona sin partido » (Le peuple unit fonctionne sans parti).

Ce rejet de la politique institutionnelle n’est pas seulement une réaction négatif, mais aussi une charge totalement positive : le mouvement a l’assemblée publique comme seul espace de décision. Durant les assemblées, on chante « Esta es democracia »

C’est incroyable de constater qu’on n’entend jamais parler de partis politiques, de Zapatero et du PP. L’ennemi est le système, le capitalisme, la consommation indiscriminée. Les partis ne sont pas pris en compte, et leurs déclarations ne sont pas commentées. Ils sont, de fait, complètement délégitimés.

La situation politique

En Espagne, le chômage des jeunes est encore plus lourd qu’en Italie (on parle de 40-45% de jeunes qui reçoivent le paro, l’équivalent de l’allocation chômage). Après le boom économique immobilier de ces dernières années, les dettes pèsent considérablement et Zapatero a adopté une politique d’austérité face à la crise, caractérisée par de grands financements aux banques et des coupes vertigineuses du système public.
En outre, dans tout le pays, il existe des ordonnances interdisant les formes de vie sociale, y compris les rassemblements dans les places. Dans ce sens, les pratiques exprimées sont encore plus radicales, puisqu’elles brisent explicitement les interdictions de ces ordonnances.
Dans les Universités vient d’arriver le Plan Bolonia, avec modification des parcours d’études et hausse des impôts. Il est inutile de souligner que le processus de Bologne accentue cette situation de précarité. Se crée donc la génération « Nini » : Ni trabajo, Ni estudio [Ni travail Ni études]. Ceux qui terminent leurs études ne savent pas quoi faire de leur vie.

La recherche souffre des coupes et les chercheurs sont obligés de survivre en allant de « beca » en « beca » [la beca est la bourse d’étude]. Certaines personnes ayant dépassé la quarantaine vivent encore de bourses.

L’Europe

Les caractéristiques communes avec l’Europe sont nombreuses, en commençant par la crise et les mesures d’austérité. Mais il est encore plus intéressant d’analyser les particularités de ces résistances. Par qui sont composés ces mouvements espagnols ? Difficile à dire, car chaque ville s’organise autour de son assemblée indépendante et souveraine, qui à son tour est composée de différentes réalités. Nous devons reconnaître la primauté de la ville de Madrid qui déploie les Book Block déjà utilisés à Londres et à Rome, bien que la forme du camp rappelle d’autres luttes. Tout d’abord les révoltes du Caire, même si en parlant avec les gens, il semblerait que les suggestions les plus fortes viennent non seulement du Maghreb, mais aussi de l’Islande.

Connectez ces révoltes est un enjeu qui commence à se faire entendre !

Cependant, le caractère urbain de ces manifestations espagnoles doit être souligné. Ces luttes sont enracinées dans la ville, et ce n’est pas un hasard si elles décident d’en occuper les points cardinaux. En Italie, on utilise des formes telles que « Riprendiamoci le città » : c’est exactement ce qui se passe en Espagne. Les pratiques en acte sont pour ainsi dire pleinement européennes.

Les assemblées

C’est peut-être le point le plus intéressant. Comment s’organise cette énorme masse de différences ? Il est clair que les réseaux sociaux ont une importance fondamentale. Twitter fonctionne pour mettre à jour, confirmer ou réfuter les infos données par la presse ; Facebook est principalement utilisé pour la circulation de matériaux divers et la promotion d’événements.

Les blogs, comme celui créé par les manifestants de Barcelone, donnent la possibilité de commenter toutes les décisions prises de jour en jour.

Cependant, les assemblées restent la réelle spécificité de ce mouvement : car il ne s’agit pas seulement d’étudiants, ni seulement de travailleurs. C’est la ville entière qui parle.

Les jeunes sont certainement en majorité, cependant, ils se sont ramifiés, ils ont étendu leurs activités ; les comités de citoyens s’unissent aux groupes étudiants et aux personnes au « paro ».

À Barcelone, des milliers de personnes se rassemblent chaque soir une heure ou deux pour chanter et crier leur indignation collective, avant que les porte-parole des comités de travail, qui s’étaient réunis l’après-midi, ne s’expriment durant l’assemblée plénière face à une masse vaste et silencieuse.

Les assemblées sont très techniques, l’argument principal est « comment s’organiser », mais chaque ville a ses particularités.

Granada est un cas singulier. Des « dispositions pour la gestion des assemblées » ont été formulées. Dans ces accords, il y a les « minimos », c’est-à-dire les principes minimaux que chacun doit respecter. Le plus important est que le seul lieu de décision est l’assemblée.

Pour travailler sur ces points minimaux, ils identifient les mécanismes, la forme de l’assemblée. Tout d’abord, la présence d’un modérateur qui dicte l’ordre du jour, donne les tours de parole, les clôt. Il invite les intervenants à ne pas se répéter, il demande si la personne concernée a d’autres questions, et dans le cas contraire l’invite à retourner s’asseoir. On n’applaudit jamais, mais on fait une sorte d’applaudissement silencieux. Ceci implique qu’il y ait très peu de discours instigateurs. La participation de la population est très élevée. Et le droit de parole est toujours respecté, même lorsque la situation est très tendue. À la fin d’un tour de parole, les gens sont invités à voter. Le vote n’est pas une question mécanique, il n’y a pas de majorité numérique ni le risque d’approbation avec un écart de deux voies. Le vote est le témoignage d’un consensus collectif, même si la situation est proche de la parité, on continue à discuter.

Dès les premiers jours, des groupes de travail qui s’occupaient de « radiodiffusion », « sécurité » et « presse » se sont constitués. Aujourd’hui, à Grenade un groupe de « propositions » s’est ajouté ; tout le monde (2000-3000 personnes) a reçu des feuillets pour rédiger des propositions pratiques. Six groupes de bénévoles se sont créés, une douzaine de personnes par groupe, afin de classer ces propositions, de les rassembler et de les donner à l’Assemblée le lendemain pour en discuter. La seule interdiction est que les propositions ne soient pas contraires aux « minimos ».

Il s’agit d’une étape importante. Le mouvement commence à se distinguer par des demandes spécifiques, qui sont construites dans un processus pleinement participatif.

On entend parler de développement durable, de lutte contre la précarité, de lutte contre la corruption, de sensibilisation des consommateurs. Il n’y a pas une seule ligne de pensée, mais la primauté de certains sujets nécessaires au changement du système. Cela pourrait être un tournant, le moment où l’on commence à construire et non seulement à refuser.

Un facteur commun aux assemblées et aux groupes est à souligner : le soin envers les choses et les personnes. Une grande sensibilité pour l’environnement (les assiettes en plastique sont réutilisées par des milliers de personnes), le nettoyage est organisé collectivement. On perçoit que le monde peut changer, mais que pour que le monde change il faut mettre en pratique le changement. Le concept « Esta es Democracia » est affronté jusqu’au fond.

Tout est mis en œuvre pour que la participation soit collective. Le vote et les interventions sont deux formes de participation, et les règles de conduite sont claires pour tous. Des tracts avec les droits fondamentaux de chacun en cas d’arrestation sont fournis, et plusieurs pancartes expliquent ce qu’il faut faire en cas d’évacuation. Ces modes de comportement, proposés en un premier temps, ont été discutés et votés. C’est clair que le thème le plus chaud est la relation avec la police.

Relations avec la police

Le mouvement est pacifiste. Ce qui ne l’empêche pas d’être radical. L’objectif principal reste toujours celui de changer le système, créer un monde qui considère les personnes en tant que telles et non une valeur d’échange ou de sommaires consommateurs. Nous avons dit que l’ennemi n’est pas le PSOE ou le PP, par conséquent l’ennemi n’est pas la police. Les policiers ne sont que des travailleurs qui obéissent aux ordres.

Ceci ne signifie pas qu’il faut subir. Bien au contraire, les numéros d’immatriculation des policiers qui côtoient les places sont enregistrés, tout abus ou violence est automatiquement dénoncé. Les gens savent quelle attitude adopter. En cas d’hostilité, la police est ignorée. Les droits en cas d’arrestation sont rappelés en permanence, ainsi que les numéros de téléphone de nombreux avocats. La forme est celle de la résistance passive. Les épisodes de tension n’ont pas modifié le comportement des gens.

La police n’est pas un problème, chaque fois qu’il y a une provocation ou une menace, on trouve un moyen de résoudre la situation qui ne soit pas frontale. Les objectifs demeurent : a) occuper la place le plus de temps possible et b) la lutte contre le système.

La radicalité du mouvement réside dans son obstination. Après une première évacuation, on retourne toujours au même endroit (c’est arrivé à Granada, Madrid et Barcelone). En considérant les mouvements politiques à l’heure actuelle, ainsi que leur diffusion, une intervention policière rendrait les manifestations encore plus fortes. En ce moment même, le mouvement est soutenu par toute la société dans son ensemble ; les interventions de la police seraient donc tout à fait arbitraires et ne cesseraient de renforcer l’indignation commune.

Vamos Arriba este es un atraco

C’est curieux de lire et écouter, de l’Espagne, les témoignages recueillis ces derniers jours à Tunis.

Il semble que les centaines de milliers de personnes qui sont descendues dans les rues et qui campent dans les places publiques de tout le pays, après les manifestations du 15 mai, fassent partie de cette même vague qui s’est soulevée au Maghreb récemment, et qui a traversé aussi bien Londres, Rome, que le reste d’Europe.

Ce sont ces mêmes jeunes sans avenir, une génération précaire et hautement qualifié, qui traînent cette nouvelle révolte massive, en réclamant démocratie, liberté et dignité.

C’est avant tout une révolte contre l’existant, contre un présent figé entre précarité et chômage, contre l’austérité de l’argent aux banques et des coupes au service public (par ordre chronologique, la dernière à être touchée est la santé). Une révolte contre la politique libérale de gestion de la crise du gouvernement "socialiste" de Zapatero, contre les banques et le système financier, contre ceux qui se sont enrichis de la pauvreté des autres.

Une révolte contre et au-delà des partis politiques et des syndicats, considérés complices des pouvoirs économiques, bref, contre et au de là d’une gouvernance défaillante et incapable, non seulement de représenter, mais aussi d’interpréter et communiquer avec la place publique.

Ce n’est pas un hasard que les rassemblements spontanés, nés dans une dizaine de villes espagnoles, aient paralysé médiatiquement et politiquement la campagne électorale des élections administratives de dimanche prochain. Le Parti populaire s’agite contre le gouvernement et appelle à l’ordre public, le PSOE a mis en scène une maladroite et paternaliste tentative de dialogue (bien qu’il soit violemment attaqué par la protestation), et tous s’interrogent avec anxiété en essayant de quantifier les voix perdues. Essentiellement, ils ne sont pas en mesure de répondre et d’interagir au niveau du discours imposé.

La décision récente d’interdire toute manifestation durant la période électorale (samedi et dimanche) résume toute la difficulté des institutions à répondre, ainsi que l’intelligence et la force du mouvement.
La non-violence déclarée dès le départ s’est traduite en une résistance radicale passive et dans l’occupation obstinée de tous les lieux centraux et symboliques de la ville, en termes de circulation, commerce et tourisme. Un mécanisme qui s’est déclaré être inspiré de la Révolution Égyptienne, qui communique en permanence sur le web et qui attire le consensus de larges segments de la population. À l’heure actuelle, l’utilisation de la force par les institutions locales pourrait obtenir un résultat contraire à celui recherché.

En réalité, ce qui peut arriver dépend avant tout de la capacité de ce mouvement à traduire l’indignation en revendications concrètes, plutôt qu’en prétentions justicialistes de moralisation ou perfectionnement de la classe politique.

Tout dépend de la façon dont le système auto-organisé, minutieusement calibré dans chaque ville (commissions opérationnelles, organes de débat et discussion, assemblées plénières), commencera a fonctionner non seulement par des déclarations de principe, mais dans la perspective de lutter pour le welfare. Il faut espérer que les différents rassemblements de chaque ville, indépendants mais interactifs, ne s’isolent pas, mais interagissent avec les autres villes. Et pourquoi pas, avec le reste de l’Europe.

Source : email. Traduction : une camarade.
Le 22 mai 2011, par Federico & Paolo

 ******************** La démocratie directe de la Puerta del Sol

la vie des idées

Pourquoi les Espagnols se mobilisent-ils en occupant les places des grandes villes ? Dans ce texte écrit sur le vif, une historienne de la pensée politique ouvre le débat. Elle montre que le mouvement du 15M s’appuie sur l’expérience de pratiques démocratiques autonomes mises en place par les centres sociaux autogérés.

Ce texte est précédé d’une chronique écrite par un autre historien de l’Université Autonome de Madrid, Juan Luis Simal, qui permet de replacer les événements de la semaine dernière dans leur contexte.

Chronique d'un mouvement horizontal

par Juan Luis Simal

Pendant la semaine qui a précédé les élections du 22 mai ont eu lieu des protestations pacifiques dans les villes de toute l’Espagne, relayées à l’extérieur du pays, et qui ont réuni des milliers de personnes. Elles ont été baptisées de diverses manières, dérivées des plateformes qui les ont promues, des appellations utilisées pour les dénommer dans les réseaux sociaux, et de la presse : Democracia Real Ya (Une vraie démocratie maintenant), mouvement 15-M, #spanishrevolution, Indignados (Indignés), acampadasol (campement Sol), tomalaplaza (Prendslaplace), nonosvamos (Nousnepartironspas), yeswecamp etc.

Il s’agit d’un mouvement horizontal de citoyens qui ne représentent qu’eux-mêmes. Ils ont décidé de se réunir, en marge de tout parti et de tout syndicat, pour protester et débattre face à une classe politique qui, selon eux, ne les représente pas. Tout a commencé le dimanche 15 mai, avec des manifestations dans les principales villes espagnoles, convoquées par une plateforme indépendante de création récente : Democracia Real Ya. La protestation visait les mesures prises par le gouvernement après l’explosion de la crise financière, sous la devise « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers ». À Madrid, après la manifestation, un groupe de jeunes décident de rester Puerta del Sol, mais ils sont délogés par la police le deuxième jour. Le 17 mai, de manière spontanée, un nombre plus important de personnes se concentre sur la place pour y passer la nuit, et d’autres campements surgissent dans beaucoup d’autres villes cf. la carte des campements.
Le mouvement s’accroît de manière exponentielle les jours suivants, sous l’impulsion de dynamiques internes et des réseaux sociaux. Des milliers de citoyens de tous milieux s’unissent aux concentrations, au sein desquelles aucun drapeau ni aucun signe politique n’est montré. Aucun leader n’apparaît parmi ces personnes, et une rotation s’instaure pour désigner les porte-parole qui répondent aux questions de la presse. Le campement de la Puerta del Sol, devenu le symbole de la mobilisation, improvise une efficace organisation par assemblées et se construit comme un petit village autosuffisant, qui subsiste grâce aux donations anonymes des habitants, seulement acceptées si elles sont en nature, car tout apport monétaire est refusé. Aussi bien à Sol que sur les autres places du pays, de nombreuses assemblées sont réunies, dans lesquelles la parole est donnée à tous. Des décisions sont prises sur les étapes suivantes, ainsi que sur les manifestes et les communiqués.

Le mouvement dénonce la perte de légitimité de la démocratie et réclame une régénération politique. Parmi ses revendications les plus immédiates figure la réforme de la loi électorale, destinée à lui conférer un caractère plus proportionnel, à cesser de favoriser le bipartisme et à exiger que les partis retirent de leurs listes les candidats les plus compromis dans des scandales de corruption.

Le défi le plus important posé par le mouvement au système s’est posé lorsque la Commission électorale a interdit les rassemblements lors de la « journée de réflexion » et du jour des élections. Les « indignés » ne reconnaissent pas la décision, s’appuyant sur le fait que le droit constitutionnel de réunion prévaut sur toute autre considération. Finalement, la police n’est pas intervenue. Une fois les élections passées, les acteurs du mouvement ont décidé de continuer dans les rues avec l’objectif d’exporter vers les quartiers des villes le modèle de démocratie directe mis en pratique tout au long de la semaine.

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L’organisation rapide que le campement de la Puerta del Sol (ou campement de Sol acampadasol) est en train de mettre en place constitue la preuve pratique d’une perspective différente sur la démocratie de celle des grands partis, dans laquelle la citoyenneté gère et décide de ses propres ressources. Les mouvements sociaux qui existaient préalablement, souvent centrés sur des Centres Sociaux Autogérés, apportent aussi leur expérience. Leur fonctionnement est proche de celui du campement de Sol, avec des assemblées générales, des commissions et des groupes de travail (qui, à leur tour, organisent leur travail et leurs décisions en assemblées).

Un modèle d’assemblées locales

Ce qui est déterminant pour toutes les assemblées est leur fonctionnement. On y discute de ce qui a préalablement été adopté comme ordre du jour par les commissions (actuellement, il existe deux assemblées générales par jour à acampadasol), on prend des tours d’intervention auprès des modérateurs (il existe tout un protocole pour la modération), et l’on donne la parole aux citoyens. Toutes les opinions sont entendues, notées par le modérateur, qui note aussi les éventuelles répétitions d’idées. Lorsqu’un thème paraît épuisé, on demande s’il existe un consensus sur ce dernier. Si aucune voix contre ne s’élève, il est approuvé par l’assemblée, recueilli dans les actes et l’on décide quand et où aura lieu la prochaine assemblée. Si bien que la prise de décision se réalise par consensus et non par vote, ce qui empêche que l’opinion de la majorité s’impose sur les minorités et évite que quiconque ne se sente exclu. Toutes les commissions sont informées de ce qui a été approuvé dans les assemblées générales et l’information est aussi mise en ligne. Ce qui y a été approuvé par consensus est respecté par tous.

Une fois passée l’assemblée générale, les groupes de travail et les commissions retournent travailler dans leurs domaines. Les commissions sont très générales, elles agissent comme des coordinatrices d’un travail commun et résolvent des problèmes basiques qui affectent tout le monde. On décompte par exemple les commissions de la communication, du respect mutuel, des infrastructures, du droit, ou de l’action. Cette dernière, la Commission de l’Action, est essentielle car elle regroupe plusieurs grands groupes de travail qui, à leur tour, rassemblent un grand nombre de sous-groupes. Actuellement, la Commission de l’Action coordonne sept groupes de travail, dont ceux des propositions citoyennes, de l’éducation et de la culture ou de l’environnement. Pour donner un exemple de sous-groupes, le groupe Environnement est composé de groupes de travail plus réduits dont ceux de la souveraineté alimentaire, de la gestion du territoire, des résidus, des milieux rural et marin, de l’éducation, du contrôle industriel, de l’action, de la dignité animale, de la décroissance, de l’énergie et du changement climatique, des villes et campagnes, de la logistique et des boîtes à suggestions. Quant l’assemblée d’un sous-groupe de travail s’achève, il recueille les propositions sur lesquelles le consensus s’est fait, et un délégué les présente devant l’assemblée de son groupe plus grand, où sont discutés et approuvés les points à envoyer à l’assemblée générale. De là, le délégué du groupe les envoie à la Commission de l’Action, qui les recueille, tout comme l’information sur le lieu et la date de la prochaine assemblée des groupes de travail, puis les transmet à l’assemblée générale et les diffuse à ceux qui voudraient participer à ces groupes de travail dans l’avenir. Les commissions, les groupes et les sous-groupes de travail sont ouverts à tous : les citoyens qui le souhaitent peuvent y participer.

La coordination d’une telle somme d’informations et le recueil des opinions de tous exige un énorme effort. Cependant, des voies pour garantir l’efficacité de cette organisation ont été ménagées. Un exemple est la figure de la personne de liaison (enlace). Des personnes de liaison existent entre toutes les commissions et entre les groupes de travail, qui se chargent de les mettre en contact pour résoudre les doutes ou les problèmes qui pourraient survenir. Comme cela arrive avec le reste de l’organisation, il s’agit de citoyens qui proposent spontanément leurs services pour accomplir cette fonction pendant le temps qu’ils peuvent, et se chargent de trouver une autre personne de liaison pour les remplacer avant d’abandonner leur poste. Toute participation est bienvenue. Pour les citoyens qui ne peuvent pas participer aux assemblées, aux commissions et aux groupes, un groupe de Propositions Citoyennes fonctionne, qui recueille l’information (extrêmement abondante) des nombreuses boîtes à suggestion et les ordonne par thème, pour les envoyer aux commissions et aux groupes, et pour en débattre et les présenter devant l’assemblée générale afin de les approuver.
Voici un exemple qui illustre le fonctionnement de ce mécanisme : le 22 mai à 14 heures le groupe de propositions a relayé plusieurs centaines d’entre elles vers l’organisation interne : l’une d’elles sollicitait la traduction du manifeste en braille pour qu’il soit distribué au point d’information ; le 23 mai à midi, il était déjà disponible pour qui l’aurait sollicité. Les dimensions des assemblées générales sont considérables, et l’on songe à les organiser par quartiers, sur différentes places pour discuter des problèmes communs.

Un exemple pratique : le jardin de Sol. Le 20 mai à midi, différents groupes d’agriculteurs de Perales de Tajuña (un village situé à 40 km de Madrid) qui approvisionnent différents groupes de consommation agroécologique de la capitale, se sont présentés à la Commission juridique avec la proposition de mettre en place un jardin symbolique dans la fontaine de la Puerta del Sol, où il n’y avait rien d’autre que de la terre en friche. On leur a proposé d’en discuter avec le groupe Environnement, qui a approuvé la mesure par consensus et l’a présentée à l’assemblée générale. Elle fut approuvée, et le dimanche à 22h, les agriculteurs tout comme les consommateurs ont commencé les plantations.
La rapidité de toutes ces actions ne tient pas seulement à la communication par le biais des réseaux sociaux virtuels, mais aussi aux voies traditionnelles. Tant les producteurs agroécologiques que les groupes de consommateurs fonctionnent entre eux par des dynamiques de participation et de prise de décision très similaires à celles du campement de Sol. De plus, les groupes de consommateurs sont composés de voisins, si bien que la transmission de l’information peut se produire rapidement par le bouche à oreille. Et c’est souvent le cas au campement de Sol et dans les campements des autres villes.

Les racines associatives du mouvement

Nous disions au départ que les mouvements sociaux de quartier travaillent dans des dynamiques similaires, liées à des pratiques de démocratie directe, depuis déjà un bon moment. Il y a un an et à partir de mouvements sociaux locaux, un Centre Social Autogéré (CSA) a été ouvert à Lavapiés, dont la répercussion médiatique a été très importante (par exemple, dans le New York Times, ou Le Figaro). Il s’est installé dans l’ancienne usine de tabac de Lavapiés, nommée la Tabacalera. Ce centre social, dont le fonctionnement est très similaire à celui qui se trouve à Sol, expose ses conceptions de la démocratie sur le site qui recueille toute la documentation relative au CSA, sans ignorer l’histoire de la démocratie et de débats sur la représentation ou la participation directe ou active à la vie publique et à la politique, bien au contraire. La démocratie redéfinie par le CSA considère que cette dernière s’obtient lorsque se produit :

« la participation politique du citoyen-habitant (ciudadano-vecino), dans laquelle ce dernier gouverne lui-même et est gouverné par ses voisin/es, c’est-à-dire, qu’il participe à tous les processus de décision liés aux sujets qui le concernent, depuis le simple diagnostic de la situation, en passant par l’élaboration du projet jusqu’à son développement sur le long terme. »

À cette fin, ils encouragent l’établissement d’« instruments et de mécanismes divers qui rendent possible la concurrence égalitaire dans le processus d’implication de tous les acteurs », et réclament en outre « la prise de pouvoir, ou ce qui revient au même, la répartition du pouvoir entre les différents acteurs en charge de la ville. Grâce à cela, tout ce qui détermine nos vies et les espaces où nous habitons est aux mains des citoyens, qui ont le pouvoir de décision dans la gestion de ce qui est public ». [ ]

Il existe d’autres centres sociaux, tant à Madrid (par exemple Le Patio Maravillas ou Casablanca) que dans d’autres villes (La Casa Invisible de Malaga par exemple) qui fonctionnent de manière similaire. Ils partagent tous certains principes fondamentaux. La préoccupation de l’immigration les conduit à intégrer tous les habitants immigrants possibles, à chercher à transformer les conflits engendrés par la multiculturalité et par le pouvoir d’achat différents des citoyens en opportunités d’enrichissement social et culturel, et à améliorer la vie de tous dans le quartier. L’intérêt pour les questions de genre conduit quant à lui à employer de manière volontaire des langages et des attitudes non sexistes.
Cela ne veut pas dire que les dynamiques sont simples ou parfaites, parce que la dissension fait partie de l’essence de ces processus. Mais il s’agit de dynamiques souples et qui tiennent en compte toutes les opinions (avec des limites elles-mêmes discutées, relatives au respect de tous par tous), ce qui leur confère le pluralisme nécessaire pour arriver aux consensus essentiels et construire le commun sur le long terme.

Texte traduit de l’espagnol par Jeanne Moisand.

 ******************* spanishrevolution, frenchrevolution ? Et si, véritablement, nous réclamions une démocratie réelle ?

[ Lepost : ]

De la révolte à la révolution. Du pouvoir oligarchique au pouvoir du peuple...

La révolte qui agite l’Espagne depuis presque 10 jours maintenant a de quoi surprendre, et surtout, offre matière à réflexion. Surprenante, tout d’abord par sa spontanéité : de manifestation (le 15 mai), le mouvement s’est aussitôt mué en une occupation permanente de nombreuses places espagnoles, réunissant plusieurs milliers de personnes à Madrid et ailleurs. Surprenante aussi de par l’ambiguïté des revendications qui en ont émergé : entre aspirations réformistes sans grande originalité et critique radicale du système économique et du régime représentatif. Surprenante aussi, du moins pour certains, par les similarités que l’on peut observer avec les mouvements révolutionnaires arabes : mobilisation relayée et amplifiée principalement par les réseaux-sociaux du web (Twitter et facebook), occupations et campements plutôt que manifestations et défilés, absence d’affiliation à des partis politiques ou des syndicats... Ainsi, tous ceux qui estimaient que l’énergie déployée sur les places Tahrir de Tunisie et d’Égypte auraient des impacts bien au-delà du monde arabe ne semblent pas s’être trompés, puisqu’aujourd’hui ce mode de contestation paraît bel et bien inspirer les « indignés » d’autres pays, qui pourtant connaissent des situations bien plus enviables que celles des régimes dictatoriaux combattus de l’autre coté de la méditerrané...

Surprenante, enfin, par les multiples embryons de mobilisations qu’elle engendre dans le monde entier : au Portugal, en Italie, au Canada, à Londres, Buenos Aires, Sydney, Paris, Bruxelles, Berlin, et un peu partout ailleurs, des groupes de quelques centaines de personnes se sont donnés rendez-vous sur les places de leurs villes ou face aux ambassades espagnoles, d’abord pour soutenir la « spanish revolution » (une bonne part de ceux-ci étaient au départ des espagnols, étudiant ou non, qui même hors d’Espagne, souhaitaient manifester leur solidarité), ensuite pour tenter d’organiser un mouvement qui leur soit propre – ce à quoi invitent d’ailleurs les espagnols eux-mêmes. Extension qui s’est opérée alors même que régnait un silence médiatique assourdissant sur ces événements de la Puerta del Sol.

Des revendications en décalages avec l’ampleur du mouvement...

Certains n’ont pas manqué de le souligner, les premières revendications qui ont émergés sont loin d’être aussi révolutionnaires qu’aurait pu laisser penser le « hashtag » (mot clé) de « #spanishrevolution » qui a envahi twitter. Rien de très original en effet, puisque la plupart d’entre elles sont celles qu’expriment depuis des années déjà les mouvements alter-mondialistes ou écolos... Salaires, santé, éducation, environnement, droit au logement, corruption, spéculation, les thématiques ne sont pas vraiment inédites, et les exigences à leurs sujets pas vraiment radicales.

Pourtant, non seulement se manifeste au grand jour (mais aussi en pleine nuit !), et non plus seulement en Grèce, un ras-le-bol vis-à-vis des choix politiques que la crise économique a entraînés, mais aussi, s’exprime enfin ouvertement et massivement la perte de confiance envers la démocratie représentative. Ainsi, bien qu’en Espagne les revendications actuelles paraissent en décalages avec la dynamique critique qui l’accompagne, puisqu’en effet elles semblent pour le moment se cantonner plus ou moins à l’exigence d’une démocratie parlementaire plus transparente et moins corrompue, le slogan « por la democracia real ya ! » (pour une réelle démocratie maintenant !), non seulement trouve un écho bien au-delà des frontières de l’Espagne, mais surtout semble porteur d’une remise en cause et d’une réflexion dont l’évolution potentielle peut laisser envisager le développement d’une volonté de changements profonds.

Ainsi, au-delà du souhait à peu près consensuel de l’instauration d’une démocratie plus participative, quelques voix s’élèvent pour réclamer une démocratie directe. En France notamment, où la mobilisation est pour le moment relativement timide – paraissant bien plus dynamique sur la toile que dans « la vie réelle » (mais il ne faut pas oublier que ce fut aussi le cas en Espagne) – l’exaspération envers la facticité de la démocratie spectacle de la représentation bipartite paraît en effet développer l’exigence d’un pouvoir réel des citoyens sur les institutions et la législation. A Paris, l’assemblée générale, qui a lieu quotidiennement sur la place de la Bastille, a voté la réclamation d’une assemblé constituante, pendant que sur la toile d’autres mettent en avant l’idée d’un revenu universel de base.

Jusqu’où peuvent aboutir ces mobilisations, et en quoi ce mode d’action peut être prometteur ?

C’est là que ce mouvement semble pouvoir être prometteur : il ne s’agit pas de manifs en cortèges dont les parcours et la durée sont préétablis, dont les revendications sont d’ores et déjà clairement définie, et où, occupé à scander des slogans, les échanges, débats et discussions ne peuvent pas véritablement avoir lieu. Par l’occupation des places, les campements nocturnes (qui en France, ont déjà eu lieu à Toulouse, Paris, Lyon et Perpignan), et l’organisation quotidienne d’assemblées générales, sont réunis les conditions d’une réflexion collective et d’un mouvement autogéré qui par définition, laissent ouvertes les possibilités d’évolution de ce qui, sur le web, se désigne et se rassemble sous le terme de « frenchrevolution ». Ouverture, et par conséquent imprévisibilité du devenir de ces occupations et de leurs productions. D’autant que les sujets pouvant s’inscrire dans le cadre des revendications ne manquent pas, ni les convergences possibles avec d’autres mouvements militants qui ont lieu parallèlement ou ont eu lieu il y a peu...

N’est-ce pas, en effet, l’occasion de fractaliser l’opposition au G8 qui se déroule au Havre, de l’étendre à l’ensemble des campements qui s’établissent dans le monde ? N’est-ce pas le moment de faire ré-émerger les contestations qui en France, mobilisèrent des millions d’anonymes contre la réforme des retraites ? De marquer son opposition, comme en Espagne, envers le contrôle croissant d’Internet ? N’y a-t-il pas là l’opportunité, et ne serait-il pas dans la continuité des exigences qui s’esquissent ici et là, pour les étudiants européens de ré-afficher clairement leurs refus d’une marchandisation des savoirs et des universités, de sa mise-au-pas par les besoins du secteur privés et du marché du travail ? Ne devrions-nous pas d’ores et déjà – avant même que l’on en subisse les effets au sein même de ce mouvement – dénoncer l’évolution sécuritaire de nos lois, le quadrillage orwellien de l’espace public (caméra, police omniprésente, etc.), la croissance exponentielle des fichages en tout genre (ADN, stic, etc.), la répression systématique qui, à coup de flash-ball, de tazer, de lacrymo, de garde-à-vue et de comparutions immédiates tente de mater toute protestation citoyenne et militante ? Ne peut-on pas exiger le droit (et mettre en pratique) d’occupation des bâtiments abandonnés au seul profit de la spéculation ? Serait-il hors-propos de se révolter contre le flicage des chômeurs, le harcèlement des immigrés et l’expulsion des sans-papiers, la précarité structurellement organisée du salariat (et de plus en plus, des fonctionnaires eux-mêmes), le démantèlement déjà bien avancé des services publics, la rémunération des actionnaires et des grands patrons, le système bancaire, etc. Ne faudrait-il pas faire nôtre l’exigence, que quelques-uns mettent en avant, d’un droit inconditionnel à un confort minimum, d’un droit à vivre, autrement dit, d’un droit inconditionnel au revenu.

Nombre de ces point sont déjà l’objet des débats et revendications espagnoles, et certainement, peuvent apparaître comme trop timorées au regard de la situation catastrophique de notre modernité puante – elles sont donc sûrement à considérer comme un point de départ possible des discussions à engager, un ensemble minimal de positions qu’il faudra faire croître... Et d’ailleurs, au-delà des dénonciations et propositions de changements que nous pourrions établir, il y a sûrement plus important, plus englobant, plus radical : revendiquer que ce que le peuple revendique fasse droit, exiger que nos exigences ne soient plus cantonnées aux rues et aux places que l’on occupe dans l’espoir d’influencer ceux qui décident, mais puissent directement s’exprimer dans un cadre institutionnalisé, aient un pouvoir concret, effectif : en un mot, que l’oligarchie qu’implique le régime représentatif fasse place à une démocratie directe – ainsi que le réclament déjà certains. Que s’il y ait des élus, qu’ils soient mandatés, et révocables. Que s’établisse une véritable sphère publique, dans laquelle les citoyens, enfin égaux, puissent débattre et détenir le pouvoir de décider. Qu’existe partout, à diverses échelles, des assemblés, où les citoyens – qui enfin mériteraient ce qualificatif – puissent participer aux choix et décisions qui les concerneront. Que dans chaque entreprise, les travailleurs puissent organiser leur travail et décider par eux-mêmes des choix auxquels aujourd’hui ils doivent se soumettre, et qui représentent uniquement les intérêts de ceux qui les prennent.

N’est-ce pas là, après tout, le moyen de donner un sens concret à ce mot d’ordre qui depuis quelques jours parcourent les réseaux-sociaux et les places occupés : Democracia Real Ya ! Car il ne faut pas l’oublier, ceux-là même qui, en France ou aux États-Unis, sont parvenus à imposer le système parlementaire et représentatif, étaient clairs sur un point : celui-ci ne visait pas le pouvoir effectif du peuple, qu’ils considéraient comme un danger pour eux-mêmes, pour la préservation de leurs statuts économiques et politiques privilégiés. Non, la représentation, jusqu’au XIXeme siècle où elle fut assimilée à la démocratie pour faire illusion, était auparavant comprise et clairement affirmée comme aristocratique – qu’il s’agisse de Robespierre, de Sièyes, ou de Jefferson et Madison, par l’élection des « représentants », c’était bien à ceux qu’ils considéraient comme les « meilleurs » (aristos), c’est-à-dire à eux-même, qu’ils souhaitaient conférer le pouvoir politique. Et c’était par crainte du peuple et de ses pauvres, qui, estimaient-ils, n’auraient pas manqué d’instaurer une égalité sociale et économique qui les auraient destitués de leurs positions avantageuses sur la pyramide des inégalités, qu’ils dénonçaient ouvertement la démocratie – qu’il était alors superflue de qualifier de directe, car c’eût été un pléonasme – au profit de la représentation. Système absurde, par lequel nous est conféré le pouvoir factice de choisir nos maîtres, ceux-là que nous serions capable de juger et d’élire, alors qu’il nous est dénié la capacité de se prononcer sur les lois qu’ils instaureront, alors que nous serions incapables de décider par nous même des lois... Paradoxe qui ne devrait tromper personne, et qui peut-être aujourd’hui, ne trompe plus grand monde...

L’exigence d’une véritable démocratie, du droit pour tout citoyen « de concourir personnellement » aux décisions politiques, voilà qui peut-être, donnerait quelque poids à ces hashtag de « frenchrevolution », de « spanishrevolution », d’« europeanrevolution » et de « worldrevolution », qui sont certes le signe d’enthousiasmes et d’aspirations au changement, mais qui sont pour le moment quelque peu – c’est le moins qu’on puisse dire – disproportionnés.

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