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CORSE

Entre spéculation immobilière et précarité sociale

jeudi 19 mai 2011, par Courant Alternatif

A la fin de l’année 2008, un Plan d’aménagement et de développement durable concocté par les dirigeants UMP de la collectivité territoriale et visant à favoriser le tout-tourisme a fait vivre la Corse au rythme d’une intense mobilisation… contre lui (voir CA n° 185). En a découlé la défaite de ces dirigeants aux territoriales de 2010 ; et si un radical de gauche est à présent à la tête des hautes instances insulaires, les grands vainqueurs des urnes sont les autonomistes. Mais la spéculation immobilière n’en est pas moins passée à la vitesse supérieure dans l’île, tandis que la situation de sa population ne cessait de se dégrader.


Depuis la loi du 22 janvier 2002 qui a confié aux institutions territoriales le pouvoir d’élaborer un plan d’aménagement fixant les objectifs du développement économique, social et culturel de l’île ainsi que ceux de la préservation de son environnement, aucun texte n’a pu être voté. Pourtant, la recette proposée pour confectionner un tel plan n’a jamais, à partir des années 60, changé son ingrédient principal : le tourisme, la différence entre les forces politiques en présence portant plutôt sur la sauce pour l’accommoder. Des analystes continentaux peu fins opposent couramment un développement économique que rechercherait la droite à travers le bétonnage des côtes à un refus de ce bétonnage qui émanerait de la gauche. En réalité, non seulement le classique clivage entre « libéral » et « social » se situe en Corse ailleurs qu’entre la droite et la gauche, mais les manœuvres insidieuses pour contourner les quelques obstacles empêchant la spéculation immobilière sont assez largement partagées.

Les boucliers
contre la baléarisation…

Comparés aux rivages de la Côte d’Azur ou de la Sardaigne, ceux de la Corse ont été préservés, pour une bonne part grâce au Conservatoire du littoral, établissement public créé en 1975 en France. Celui-ci a en effet pu acheter, quand il en était encore temps, plus de 20 % des 1 000 kilomètres de littoral, faisant échec aux complexes immobiliers pharaoniques qui étaient prévus dans les Agriates, le Sartenais ou la Testa Ventilegne.
La loi littoral, second dispositif protégeant la Corse du tout-tourisme, a quant à elle fêté ses vingt-cinq ans en janvier 2011. Elle interdit de construire à moins de 100 mètres du rivage, en dehors des zones déjà urbanisées ; et, de même, elle a permis de délimiter nombre d’espaces remarquables par leur intérêt écologique et de les déclarer inconstructibles.
Enfin, les groupes de lutte armée ont largement contribué par leurs actions, depuis quarante ans, à empêcher la baléarisation de la Corse.

Malgré tout, ces trois dernières décennies, l’urbanisation a explosé un peu partout dans l’île. Et, depuis cinq ans, la loi littoral est constamment mise à mal, notamment par les mairies, qui adoptent des plans locaux d’urbanisme (PLU) déclassant certains sites puis délivrent des permis de construire. C’est cependant en s’appuyant sur elle que des procès sont intentés à nombre d’édiles pour les faire revenir sur leur décision. Les plaignants sont en général des associations écologistes, qui sont fréquemment des membres très actifs du Collectif pour l’application de la loi littoral (CLI), fondé en 1998 – en particulier U Levante et ABCDE (Association bonifacienne comprendre et défendre l’environnement).
Mais dans ce CLI composé d’une cinquantaine de groupes figurent aussi des partis nationalistes – les indépendantistes de Corsica libera, solidaires des clandestins ; les autonomistes, critiques par rapport à la violence, du Partitu di a nazione corsa (PNC) et de A Chjama naziunale ; les militant-e-s de A Manca (liée au NPA) et I Verdi corsi ; on y trouve enfin le PC, le PS, Corse social-démocrate et des syndicats.

Quoique les personnes défendant l’environnement soient nombreuses (U Levante possède 500 adhérents), leur action est insuffisante. Elle porte pour l’essentiel sur les PLU et les permis de construire illicites, et sur les sentiers du littoral indûment privatisés. « Un PLU sur deux échappe à notre vigilance, ainsi que 99 % des permis de construire qui sont délivrés, confie un responsable du CLI à Corse-Matin (7 février 2011). Le nombre de permis accordés tacitement parce qu’ils n’ont pas reçu de réponse officielle dans un délai de deux mois ne cesse de croître. » S’agissant du domaine public maritime (DPM), les associations n’ont de plus pas le droit d’ester en justice : c’est le rôle de l’Etat, mais « de nombreux contentieux dorment dans les tiroirs » parce que manque la signature d’un préfet. C’est pourquoi les associations écolos s’appuient plutôt sur le tribunal administratif de Bastia, car celui-ci motive ses décisions sur la base du Schéma d’aménagement de la Corse (établi en 1992) qui intègre les dispositions de la loi littoral.

Par ailleurs, ces associations ne vivent que de leurs cotisations. Le CLI n’a quant à lui ni permanent ni locaux ; mais il bénéficie par ses actions d’un gros retentissement médiatique régional et national. Il a notamment fait annuler fin juillet 2008 par le Conseil d’Etat le permis de construire accordé au publicitaire Jacques Séguéla à Cala longa, au sud-est de Bonifacio, pour une immense villa avec piscine et terrasse, alors que les travaux étaient en cours.

… et les offensives
pour passer outre

En 2008, le collectif défendant la loi littoral a aussi beaucoup contribué au retrait du Plan d’aménagement et de développement durable (Padduc) proposé par les responsables UMP de la collectivité territoriale en juillet 2008. Si ce plan avait été voté, l’île aurait été livrée au tout-tourisme, car le bétonnage de ses côtes y était méthodiquement organisé par le laminage de cette loi. Camille de Rocca Serra, président de l’Assemblée corse et maire de Porto-Vecchio, avait déclaré vouloir « désanctuarister cette île » afin d’augmenter de 12 à 20 % les surfaces constructibles le long des côtes. Comme Ange Santini, président de l’exécutif, et Jérôme Polverini, président de l’office de l’environnement de la Corse et maire de Pianottoli-Cardorelli, il cherchait à déclasser des terrains familiaux pour y lotir. Pour parvenir à leurs fins, ces trois élus de droite avaient usé de multiples stratagèmes très grossiers qui ont déclenché un énorme scandale, et une mobilisation à même hauteur contre leur plan. Un Front uni contre ce Padduc comprenant 78 membres (1) a élaboré un dossier rendu public à la mi-septembre 2008 pour « Dire non à ce Padduc contraire aux intérêts collectifs » ; il a tenu de très nombreuses réunions publiques partout dans l’île, fait signer la pétition « Non à ce Padduc » (16 000 signatures en deux mois). L’exécutif de la CTC, déjà décrédibilisé par un budget catastrophique, s’est ainsi flingué avec son projet de développement : il l’a payé aux territoriales de 2010. Les élu-e-s nationalistes de la coalition Unione naziunale (2), qui avaient donné la majorité absolue à l’UMP en avril 2004 en votant pour son leader, l’avaient par ailleurs lâché avant. Edmond Simeoni, tête de liste de cette coalition et dirigeant de A Chjama, a même proposé au collectif anti-Padduc, en mars 2009, d’être son porte-parole à l’Assemblée territoriale ; et les autonomistes du Parti de la nation corse (PNC, de Jean-Christophe Angelini et François Alfonsi) comme les indépendantistes de Corsica libera (de Jean-Guy Talamoni) ont développé à l’approche des territoriales une argumentation faisant largement écho à celle d’U Levante en matière d’environnement (voir l’encadré, pour Corsica libera). D’où une bonne part de leur succès électoral.

L’indignation populaire suscitée par le Padduc a obligé l’ensemble de la classe politique à reconsidérer son discours officiel. Mais, la terre en bordure de mer valant désormais de l’or (jusqu’à 29 330 euros l’hectare de terre agricole en Corse-du-Sud, selon une étude d’Agri France en 2008), la spéculation foncière n’en a pas moins continué d’aller bon train en douce. « La Corse connaît un grand boom de l’immobilier », titrait Le Monde le 16 juillet 2009, en expliquant que pour la seule année 2008 les délivrances de permis de construire avaient augmenté de 49,3 %. Et ce quotidien précisait que si ça construisait partout dans l’île, d’après les chiffres parvenus aux deux fédérations départementales du BTP, près de 50 % des résidences édifiées dans la région de Porto-Vecchio avaient été acquises par des non-résidents, notamment d’origine italienne. Paul Romani, un historien, remarquait : « D’anciens projets ressortent des cartons, de grands groupes financiers reviennent, et on se retrouve dans la même situation qu’avant [les événements d’]Aleria. » Entre autres projets : à l’étang de Diana, site classé sur la plaine orientale, un grand complexe touristique de 320 logements ; à Prunelli-di-Fiumorbu, 400 appartements et 2 hôtels dans une zone (inondable) déclassée sur le littoral.

Supermarchés et chaînes de restauration rapide se sont également ancrés en Corse dans ce laps de temps ; et, de même, compagnies aériennes low cost, enseignes franchisées et grands groupes d’hôtellerie ont dépassé les travaux d’approche… rassurés par la décrue des plasticages. Car le nombre des attentats a chuté spectaculairement (en 1986, 550 pour le seul FLNC – contre un total, en 2007, de 181 et, en 2008, de 89 pour le FLNC-Union des combattants et le FLNC du 22-Octobre). De ce fait, et quoique le bâtiment soit devenu la cible favorite des plastiqueurs (sont visés le siège des entreprises, les chantiers en cours ou leurs engins), la loi littoral est partout débordée. Dans un communiqué de 2010, U Levante constate : « Week-end du 14-Juillet, 400 000 personnes en transit dans les aéroports et les ports pour 300 000 habitants permanents en Corse. Il existe plein de villages possédant plus de 75 % de résidences secondaires sur le littoral. »

Les dernières données
sur le plan social…

Avec aujourd’hui environ 320 000 habitant-e-s, la Corse a la densité de population la plus faible parmi les régions françaises ; en revanche, c’est celle qui a connu la plus forte croissance démographique depuis 1999 (1,8 % par an, contre 0,7 % au niveau national) d’après l’Insee, qui précise : « Cette évolution provient exclusivement des flux migratoires », le nombre de naissances et de décès annuels s’équilibrant dans l’île. Un habitant sur quatre y a plus de 60 ans, contre un sur cinq en France métropolitaine. Les actifs (100 000 personnes) sont en grande partie des Marocains et des continentaux, qui travaillent dans la construction, le tourisme et la fonction publique, les trois secteurs clés de l’économie insulaire. Le niveau de diplômes reste inférieur à la moyenne française, et beaucoup de jeunes sans qualification ne connaissent que le chômage.

Mais l’élément le plus frappant sur le plan social est l’aggravation de la précarité : les chiffres montrent des signes de délitement d’une société qui a longtemps compensé par la solidarité familiale et la proximité sociale sa mauvaise situation économique. L’implantation des Restos du cœur en Corse depuis 2003 (en zone rurale depuis 2008) comme la hausse du nombre de dossiers de surendettement déposés traduisent bien cette réalité. On constate dans l’île un niveau général des prix supérieur à celui du continent pour l’alimentation, les frais de logement, l’habillement, le carburant et les assurances. A l’inverse, les revenus salariaux y sont globalement plus faibles que la moyenne française. En 2008, selon Corsica (numéro d’avril 2011), le revenu disponible brut annuel des ménages s’élevait à 17 903 euros par habitant, situant l’île parmi les régions les plus défavorisées. Le taux de chômage a progressé en 2010 de 8,1 % par rapport à 2009 – hausse record au sein des régions françaises (de même pour le nombre de chômeurs de longue durée, tandis que les offres d’emploi durable dégringolaient). Surtout, les inégalités sont énormes : alors que le montant moyen des retraites est inférieur au niveau national, et que près de 18 % des seniors touchent l’allocation supplémentaire vieillesse (ASV, contre 5 % au niveau national), les retraités nouveaux venus, qui ont souvent fait carrière dans la fonction publique ou comme cadres supérieurs ou intermédiaires dans le privé, bénéficient de revenus importants. En matière d’inégalités, la Corse détient la deuxième place au niveau « hexagonal », juste après l’Ile-de-France : « Le taux minimum (avant impôts) des 10 % d’habitants les plus riches y est de près de 7 fois supérieur au revenu maximum des 10 % d’habitants les plus démunis. »

… et sur l’échiquier politique

En ce qui concerne les institutions, les nationalistes qui y siègent maintenant depuis des décennies ont réalisé ensemble un score exceptionnel aux territoriales de 2010 (avec près de 36 % des voix, il y a 11 élu-e-s autonomistes et 4 indépendantistes). La classe politique clanique demeure aux postes de commande – Paul Giacobbi, actuellement président du conseil exécutif, étant l’héritier du clan radical de gauche qui « règne » sur le nord de la Corse depuis cent cinquante ans. Cependant, ce sont les nationalistes qui ont le vent en poupe, on l’a encore constaté aux dernières cantonales – aussi le Parti radical de gauche (PRG) au pouvoir flirte-t-il outrageusement avec le Parti de la nation corse dont il a besoin pour gouverner. Dans l’édito du même Corsica (un mensuel peu soupçonnable d’être pronationaliste), on peut lire : « A une majorité relative de droite a donc succédé une majorité relative de gauche. Mais si le pouvoir, cette fois encore, a échappé aux nationalistes, le succès d’estime s’est fait grandissant. Parce que la force de leurs convictions, qu’on y adhère ou pas, a mis sous une lumière crue l’absence de conviction de la droite et de la gauche. » Et, comparant le résultat des cantonales dans l’île avec celui de la métropole, ce journal remarque : « Côté Corse, une abstention limitée, voire des records de participation dans certains cantons, et une absence du Front national, disparu au soir du premier tour tant ses scores étaient ridicules » ; et un « changement générationnel quasi historique pour la Corse. La victoire de Jean-Christophe Angelini qui déboulonne Camille de Rocca Serra dans son fief en est la meilleure illustration ». De fait, le remplacement à Porto-Vecchio d’un représentant de la droite clanique réputé indéboulonnable par le leader du mouvement autonomiste a valeur de symbole.

Pour autant, ces autonomistes ne sont pas exempts de critiques : on constate chez eux un net penchant pour les positionnements opportunistes – voir leurs alliances tactiques avec la droite puis avec la gauche. Leur profession de foi contre la violence est tout aussi peu convaincante : comme dans leurs rangs figurent pas mal d’ex-militants du Mouvement pour l’autodétermination (MPA) qui, sous cette étiquette, ne critiquaient pas la lutte armée dans les années 90, ils rejettent sans doute avant tout les clandestins que soutiennent leurs plus proches concurrents, les indépendantistes menés par Jean-Guy Talamoni. De même, il y aurait sûrement des améliorations à apporter à leur fonctionnement interne, la tendance semblant être davantage à déléguer tout pouvoir aux dirigeants qu’à exercer un contrôle sur eux en surveillant la concrétisation de motions ; avec les habitudes héritées du clanisme, les mauvaises pentes se prennent vite…

Enfin, en matière d’économie, les autonomistes comme la grande majorité des indépendantistes sont des libéraux. Raison pour laquelle ils ne cherchent pas à s’avancer sur des voies autres que les chemins balisés par le système capitaliste. Leur implantation sociale favorise ce choix : artisans, employés, professions libérales, commerçants, hôteliers constituent les troupes du PNC. Ils rejettent l’industrie touristique des multinationales étrangères à l’île… au profit d’un tourisme « raisonné » qu’impulseraient des Corses (avec une préférence affichée pour la clientèle du « nord de l’Europe »). C’est pourquoi certains de leurs adversaires dénoncent leur « double langage ». Ils relèvent par exemple (sur amnistia.net) qu’E. Simeoni possède à Calvi 4 résidences secondaires à vocation touristique ; qu’il déclarait en 2003 dans Corse-Matin : « Le tourisme est une chance pour la Corse », et en 2004 à l’Assemblée corse : « La loi littoral (…) est soutenue par des nantis qui veulent que la Corse reste un véritable parc d’Indiens. » Ils critiquent également le fait qu’une association telle qu’U Levante se montre aussi peu soucieuse d’enquêter sur les projets de construction concernant le site de Girolata, sur la commune d’Osani dont le maire est F. Alfonsi, numéro 2 du PNC ; ou qu’elle ne dise rien contre le restau de plage édifié par la famille de J.-C. Angelini, numéro 1 du même parti, sur le rivage de Palombaggia, à Porto-Vecchio…

Bref, si les auteurs de telles attaques ne sont eux-mêmes pas exempts de critiques par leur côté très fouille-merde et leur soif de sensationnel, on déplorera que le « débat » mené en Corse sur le tourisme ne porte pas sur le développement ou non de cette activité, mais sur son type et son importance ; que la clientèle « idéale » recherchée par beaucoup de « natios » soit les classes moyennes aisées et « propres », ce qui conduit le tourisme prétendument « raisonné » à être en fait « de classe » ; et que, de même, la dénonciation de la spéculation immobilière s’effectue pour l’essentiel contre les non-Corses. On déplorera surtout un manque de réflexion sur le type d’activités qui pourraient être porteuses de dynamiques économiques intéressantes pour la population insulaire, sur d’autres bases que capitalistes et pas forcément dans l’actuel rapport obligé avec la métropole française. Autrement dit, un très maigre questionnement sur : quel autre avenir serait possible pour la Corse ?


Vanina

1. Des associations de tous ordres mais aussi les organisations nationalistes, de nombreux syndicats – CFDT, FDSEA, FSU, UNSA, CDJA –, la Chambre d’agriculture, l’Union des Marocains de Corse-du-Sud…

2. Cette liste a rassemblé la plupart des formations nationalistes et autonomistes, et a bénéficié entre les deux tours du soutien des Verdi corsi.

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